Ecrit le 18 octobre..
L’histoire ne s’arrête jamais. Et pourtant, dans nos vies, le temps est compartimenté à l’infini en une multitude de fractions, et l’illusion de stagner persiste. Dans la répétition sans fin du quotidien, dans la lutte impitoyable pour la survie, il n’est que trop facile de se mentir à nous-mêmes en affirmant que la roue de l’histoire s’est arrêtée en grinçant – même si souvent, elle pourrait tout autant tourner en arrière. Pense à cette femme, professeur au lycée dans la région rurale de la Béotie (en Grèce). Au cours de ces deux dernières années, son salaire a été divisé de plus de moitié, réduit maintenant à huit cent euros. Cette année, il n’y a plus de livres. Dans son bâtiment, l’électricité et le chauffage ont été coupés ; l’administration a été incapable de payer les factures avant les coupes du dernier plan d’austérité. Il y a deux ans, elle vivait en 2009. Aujourd’hui, sa vie, elle le sent bien, a plongé dans un passé très lointain.
Mais l’histoire ne s’arrête jamais même si, dans les métropoles occidentales au moins, l’éclat néo-libéral a presque parfaitement occulté le prix à payer pour sa marche en avant. Ici, l’histoire est devenue une toile de fond glacée et nos villes n’accueillent que des moulins parfaitement individualisés, une constellation de progrès auto-proclamé. Thatcher n’en a jamais dit un mot, mais elle aurait pu prononcer ces paroles : l’histoire n’existe pas, il n’y a que des carrières à poursuivre.
L’histoire ne s’arrête jamais et il y a des moments où elle avance en accéléré. À une époque comme la nôtre, où toute perspective de futur rentable disparaît, où la dernière carotte, pour contrebalancer le bâton, a disparu. À une époque où l’illusion de la prospérité s’achève brutalement, laissant la place au froid stupéfiant de la pure survie pour
tant de gens, si vite.
Ces derniers mois, ces dernières semaines, ces derniers jours, le cadran des horloges de l’histoire s’est mis à tourner à toute vitesse sur le territoire grec. Le présent est devenu invivable pour tant de gens, au point, semble-t-il, qu’à tour de rôle, ils se décident à se précipiter dans le futur, quel qu’il soit. La formule magique mind your own buisness s’est transformé pour un moment en un lourd silence mais ce silence se remplit maintenant d’un rugissement primitif subtil.
D’une grève générale à l’autre, on se fait croire à chaque fois, que le changement est au coin de la rue, qu’un événement frénétique de type messianique va transformer le cours de l’histoire pour de bon. Cette fois, ça doit arriver, est la certitude rituelle qui précède les manifs. Mais l’histoire ne s’arrête pas la veille d’une grève générale. Pense aux résidents âgés des immeubles de la banlieue nord d’Athènes de Nea Philadelphia. Ils vont à leur assemblée d’urgence, déterminés à dépenser une part de leur revenu pour repeindre la façade de leur immeuble récemment « dégradée » par des graffitis. À la moitié de l’assemblée, l’humeur a déjà changé. Un nouveau consensus voit le jour parce qu’un des slogans est : « toutes les banques sont criminelles », tout le monde est d’accord, et le graffiti reste là. Au moment où l’assemblement se termine, le nouveau consensus est de garder le slogan et les résidents âgés s’en vont avec une fierté toute nouvelle pour l’esprit combatif de leur immeuble.
D’immenses sommes sont en jeu dans cette grève générale. Mais quoi qu’on fasse et voit dans les rues d’Athènes, ce n’est qu’un simple aperçu de nos trajectoires accélérées, de notre volonté et de notre capacité collective à nous précipiter dans le futur. Quelle que soit la répression qu’on doit subir, quelle que soit l’obstination qu’on affronte de la part d’un pouvoir toujours incapable de voir qu’il a fait son temps, c’est notre propre histoire qui se joue en accéléré, ce sont des jours pour nous lumineux, vivants et enthousiasmants qui viennent…
source: Occupied London / traduit par Le Malandrin