Il est considéré que, dans sa manifestation historique la plus récente, le mouvement féministe – on reprend ici ce terme, bien qu’inapproprié, pour éviter les confusions – a libéré les femmes des exclusions et des contraintes du pouvoir patriarcal séculaire. C’est le cas, à l’origine, du premier monde, selon le nom que ce monde s’attribue infatueusement. On a beau tenir aujourd’hui cette libération pour incomplète et inachevée, ce dont plus ou moins tout le monde conviendra, c’est qu’il s’agit finalement d’une libération, et donc d’une sorte d’idéal.
Afin d’éviter les discussions métaphysiques sur ce qu’est la liberté, si une telle chose peut jamais exister dans les sociétés humaines, tentons de remplacer le mot libération par le mot reconstruction. Que diriez vous de l’hypothèse de travail que le mouvement féministe a contribué à la reconstruction (toujours sociale) d’une partie de la proportion féminine de l’espèce humaine, en reconstruisant aussi au passage une partie analogue de la proportion masculine?
Tandis que les courants dominants du mouvement féminin parlaient de “libération de femmes” ou d’ “autodétermination féminine”, une tendance particulière développée au sein de l’autonomie italienne a focalisé sur les fonctions économiques invisibles des “rôles féminins traditionnels” (épouse, mère, femme de ménage) et sur les conséquences et les configurations sociales du “je suis une femme” dans le monde capitaliste patriarcal de l’époque (60’s et 70’s). Les féministes autonomes ont créé des ruptures: d’une part elles ont démontré l’importance sociale et politique des tâches ménagères; d’autre part elles ont mis à l’ordre du jour les oppositions (mais pas seulement en matière de genre) autour de la fameuse question de la reproduction de la force de travail, cette composante critique de l’économie politique du capital et de la vie quotidienne de millions de travailleurs que les marxistes orthodoxes délibérément ignoraient (et continuent d’ignorer jusqu’aujourd’hui).
A différents égards, tant la tendance dominante du mouvement féministe que l’hérésie de l’autonomie peuvent bien se targuer de maintes «victoires» dans le monde capitaliste développé des dernières décennies. Ces victoires sont inégalement agréables en fonction de la position de chacun et de chacune. Si l’enjeu pour le mouvement des femmes a été celui d’une libération des tabous, des limites et des interdictions du patriarcat séculaire, alors cette libération a en grande partie eu lieu. Et si l’enjeu pour les féministes autonomes a été celui d’une reconnaissance de la valeur économique des «tâches ménagères», cela aussi a été effectué jusqu’à un certain point – mais pas du tout comme elles l’attendaient – à travers le «louage» de ce type de travail, en d’autres termes par le travail des femmes immigrées en tant que travailleuses domestiques, femmes de ménage, cuisinières, infirmières pour personnes âgées, gardiennes d’enfants, ou simplement prisonnières dans les domiciles de la bourgeoisie, petite et grande, d’aujourd’hui.
Entretemps, les femmes “libérées” se retrouvaient occuper massivement deux espaces centraux pour les impératifs du capitalisme: le marché officiel du travail qui inclut aussi le marché de l’éducation, et le marché de la féminité, à savoir un marché moderne, dynamique et éblouissant de normes et de fétichismes. On doit cependant reconnaître au féminisme – comme mouvement contre les interdictions – qu’il a en effet réussi a libérer la dynamique du sexe (de tous les sexes) dans un nouveau contexte de constructions et de reconstructions sociales.
Le profit (ou le prix, ça dépend de l’approche) de cette libération est l’émergence d’un modèle unisexe de “jeunesse”. De jeunesse éternel. Les vieux rôles sociaux qui se sont trouvés dans la ligne de mire du mouvement de femmes (ainsi que d’autres mouvements) avaient été usés. On vieillissaient trop vite dedans. Et si le marché officiel du travail provoque aujourd’hui autant, même plus, de fatigue et d’usure que jadis, il est équilibré, même surmonté, par le marché de la féminité (et en même temps de la virilité…) qui restaure, ranime, ressuscite et entretient lajeunesse.
Nous soutenons, sans risque de nous tromper, que le stade le plus récent de cette évolution est la normalisation d’un état d’infantilisation généralisée de tous les sexes, infantilisation dans les formes-types, mais aussi dans la psychologie, l’éthique, les moeurs et les comportements. Si la jeunesse est l’idéal, alors il faut la figurer, la représenter pour aussi longtemps que possible. C’est ainsi que sont les choses. Une femme moyenne du premier monde âgée de 25 ans (et de plus de 25 ans) est encore un enfant comparativement à une femme moyenne du mondesous-développé, du Moyen Orient, d’Asie ou d’Afrique. Il n’en va pas autrement pour les hommes.
Le mouvement féministe dans toutes ses expressions a démontré que les sexes sont, en grande partie, des rôles sociaux -nous disons en grande partie plutôt que définitivement pour nous réserver des arguments contre certaines inventions, anciennes et à venir, de la biotechnologie. C’était une conclusion juste, essentielle, mais incomplète, puisque, dans l’orgie générale de l’époque, elle a omis d’examiner l’hypothèse que les processus antérieurs d’institution sociale des femmes et des hommes traditionnel-les, autrement dit les régularités dans la création de rôles sociaux traditionnels, n’étaient pas exclusivement patriarcales (et donc restrictives à l’égard des femmes).
Nous avons de bonnes raisons de croire que même dans les sociétés les plus profondément patriarcales, la norme masculine n’a jamais réussi à s’imposer comme discours unique de «construction des rôles sociaux». Et que même là où la domination masculine apparaît comme absolue, elle n’est qu’une fausse domination, une sorte de mirage. Les femmes dans ces sociétés capitalistes d’autrefois et surtout, les femmes des classes populaires, se construisent elles-mêmes selon des modalités qui sont par-dessus tout féminines, et non masculines.
Nous faisons allusion à l’importance sociale de ce que la terminologie moderne nommerait réseau de relationspour désigner les relations entres les femmes d’une communauté, d’un quartier, d’une famille, les relations qui se nouent entre filles, mères, grands-mères… un monde féminin n’ayant toujours mérité que le mépris et la réprobation aux yeux des hommes, mais qui menaçait dans l’acte l’ordre patriarcal et ses impératifs moraux, en arrivant souvent jusqu’au meurtre du maître-époux. Nous faisons aussi allusion à cette immense foule secrète, informelle et non enregistrée de connaissances, de pratiques, d’expériences, de conseils, d’astuces, de rires, de jugements, de guidages, d’observations et d’évaluations, transmise de bouche à oreille pendant des siècles, exclusivement par des femmes à d’autres femmes. Là encore, là particulièrement même, où les femmes se trouvaient exclues de ce que le pouvoir masculin appelait temps et espace public, et considérait comme sa propriété. Nous faisons finalement allusion au temps et à l’espace public proprement féminins de l’époque qui a précédé l’autre époque de la libération féminine, celle dans laquelle nous vivons.
Nous ne voulons nullement sous-estimer les restrictions parfois extrêmement violentes imposées aux femmes par toutes les formes patriarcales du passé. Mais d’un autre côté, ce serait aussi néfaste de réduire l’importance des – permettons-nous le mot – inventions féminines dans ces conditions. Elles n’étaient pas seulement de survie ou de résistance à la commande et à la règle du père, de l’époux etc., elles étaient aussi inventions d’auto-complaisance et d’auto-disposition féminines, inventions de contrôle (sur le père, l’époux etc.), de fuite et de collectivité, d’amitié et de solidarité – et, inversement, de haine – entre femmes. En d’autres termes, des processus sociaux d’auto-construction des femmes par elles-mêmes, indépendamment et en opposition à la norme et à la surveillance masculines. Des processus sociaux littéralement autonomes! Pourtant dans un sens différent de ce que nous donnons au mot autonomie.
S’il est vrai que les sexes, et les corps, les psychés, les sentiments, sont déterminés socialement, on ne peut cependant pas délimiter la validité de cette constatation dans le monde capitaliste post-féministe. Mais si on décide de la considérer à chaque fois dans son contexte historico-sociale précis, alors il faudra se poser la question: Serait-il jamais possible, avant la libération féminine, que la vie quotidienne des femmes soit contrôlée, jour et nuit et à distance (en tant que vécu, jouissance, douleur, échange, connaissance, divertissement) par les hommes? Etant donné que la représentation masculine – patriarcale de l’espace, du temps et du discours public comprenait aussi le privilège ou l’obligation du travail officiel et reconnu, du pouvoir politique et de la guerre. Etant donné que l’enfermement des femmes dans la maison impliquait, entre autre, leur autorité absolue et leur contrôle sur la maison et son environnement… Même ces guerriers et seigneurs médiévaux qui obligeaient leurs femmes à porter des “ceintures de chasteté”, se faisaient probablement des illusions quant au maintien de la foi conjugale! L’histoire non écrite (parce qu’elle lui serait impossible de l’être) de l’infidélité féminine, même aux temps du plus profond conservatisme patriarcal, est une activité sociale d’une ingéniosité magnifique, et elle témoigne d’une solidarité qui, par elle seule, suffirait à renverser tous les stéréotypes à propos d’une supposée domination masculine. Il existe de nombreuses autres histoires similaires et également non écrites, qui compléteraient ce renversement. Il y a finalement au moins un document d’origine masculine pour l’autonomie féminine en temps patriarcaux: les contenus de nombreuses formes d’art, pleins d’hymnes ou de malédictions, de légendes mystificateurs de ce qu’aura été l’altérité féminine, rebelle et incontrôlée.
Il faut retenir ceci pour l’instant: vu le rôle du social dans la détermination et la configuration des comportements quotidiens, les codifications actuelles ne sont pas nécessairement plus construites socialement que celle du passé. Elles sont différemment sociales. Par différemment, on entend aussi, ne l’oublions pas, le changement radical de paradigme pour ce qui est leur maîtrise.
Et si notre objectif est de frayer des zones d’autonomie pour le social, il ne faut pas voir aux formes précédentes ou autres du social des lieux déserts ou ruinés. Ils sont des lieux d’autres parfums de vie, et parfois plus intenses.
traduit à Paris,
juin 2010
en grec: http://www.sarajevomag.gr/entipa/teuhos_24/i24_p20_woman.html