Prison des Vallette (juillet 2014)
Il serait extrêmement long et difficile de s’exprimer sur chacune des innombrables choses dites et faites en solidarité à notre égard. Il est plus facile de regrouper les suggestions, les pensées légères et celles plus lourdes, un peu de douce nostalgie, une once de perplexité et reverser le tout sur ces feuilles.
Une continue et impressionnante succession de messages publics et privés, d’initiatives, de prises de positions et d’actions, individuelles et collectives, ont marqué ces mois. Ce flux d’affect nous a toujours réchauffé le cœur et rempli l’estomac de papillons, des sensations pour lesquelles manquent les mots lorsque l’on cherche à les décrire. Aucun d’entre nous ne s’est jamais senti « à plat » ou brisé par la détention. La prison est le même court-circuit de la logique et de l’humanité pour quiconque y a affaire, et presque tous l’affrontent, à la différence de ce qu’il se passe pour nous, privés de tout soutien affectif, économique et légal, et sans que personne ne se relève publiquement les manches.
Nous ne nous sommes pas sentis être des victimes, à aucun moment, même si les mains de quelques-uns (incroyablement peu, en vérité) nous ont naïvement décrits comme tels, s’adressant à la presse ou même jusqu’à la politique, auxquels il n’a jamais été dans nos intentions de dire ou de demander quoi que ce soit. (Par cohérence et par honnêteté, je ne peux pas faire moins que de préciser que j’éprouve une méfiance totale envers les journalistes et les politiciens de toutes les formes et de toutes les couleurs. Pour ceux-ci, l’unique intérêt est de vendre leur petit produit commercial et l’asservissement à la recherche du consensus, se débrouillant pour la plupart pour se poser comme porte-paroles de la mauvaise conscience d’autrui. Et tous ceux-ci, au besoin, peuvent revêtir le masque du subversif, du sincère démocrate ou du bourreau selon le temps et le lieu où ils s’expriment. Les journalistes qui ne se reconnaissent pas dans ces lignes sont probablement au chômage, ou le seront bientôt, ou bien sont relégués dans les marges de la diffusion publique des nouvelles. Dans tous les cas, ils ne pourront qu’admettre qu’ils partagent leur toit, et souvent leur pain, avec les je-m’en-foutistes, les vautours et les chacals).
Choisir de s’opposer à la folie du statut quo peut être grave de conséquences. Dont est loin d’être la moindre celle d’être identifiés en tant qu’ennemis de l’humanité : malfaiteurs, provocateurs, violents. Terroristes. Ne pas se sentir victime ne signifie clairement pas d’accepter ces définitions, mais reconnaître qu’une hypocrisie aussi assumée et complice gouverne ce monde. La même qui réussit à nommer « développement » la destruction progressive et continue des sources de vie de toute espèce vivante, qui est prête à envoyer à la potence ceux qui réduisentt en miettes les vitrine de quelque géant de l’exploitation (humaine et environnementale), mais qui « ignore » la dévastation que l’ENI [Entreprise Nationale d’Hydrocarbures en Italie, NdT], au nom du peuple italien, apporte partout où elle pose ses sales pattes. Que l’on s’indigne et qu’on relève la poitrine si un dépositaire de l’ordre (et des privilèges) s’égratigne un genou, mais que l’on plonge la tête dans le sable lorsque quelqu’un est défiguré pour toujours ou termine sa vie dans une caserne ou dans une prison.
Eccetera, eccetera.
La réalité sans voile est triste et terrible. Mais à force de bien la regarder, il arrive aussi de s’énamourer d’un rêve de liberté, d’autodétermination, de justice sans le mensonge de la Loi, et de le chercher partout où il se manifeste à l’improviste.
Moi, je l’ai vu. Dans un centre de rétention en flammes. Dans la fuite précipitée d’un huissier qui, Code Civil à la main, voulait jeter quelqu’un à la rue. Dans l’affront à l’un des symboles de l’inégalité sociale. Dans une phrase peinte sur les murs des « précieuses » rues du centre.
Et je l’ai vu sur un échangeur d’autoroute, au coucher de soleil, après trois jours passés à partager la rage et la peur pour la vie d’un frère suspendu à un fil à cause de la diligence des serviteurs du TAV. Des milliers de personnes qui savent seulement ne pas vouloir partir de là. Quelqu’un prépare une soupe, d’autres enflamment une barricade. Et pas seulement pour la police, il est assez difficile de voir et de comprendre qui fait quoi. Ils finissent par arriver. Une mer de casques bleus. Un long jeu de poussées commence. Nous, en montée, les visages découverts, désarmés. Je cherche, parmi les autres, les visages de mes compagnons. Aucun d’entre nous n’aurait jamais choisi d’être aussi vulnérables : à un examen de guérilla urbaine, nous aurions reçu un beau zéro. Mais nous nous regardons en souriant. Autour de nous, des centaines de personnes chantent que « La Val Susa n’a pas peur ». Ce n’est pas de l’inconscience, tout le monde sait bien comment tout cela finira. Mais le temps se fait dense, les corps se dilatent, se fondent, et personne ne voudrait être ailleurs.
Allez donc le leur expliquer, après tout ça, à quelques pauvres types de basse stature morale que ce n’est pas à l’intérieur d’une loi qu’ils trouveront les mots pour raconter cette beauté. Et la détermination, et la ténacité.
Mais il semble bien qu’ils ne nous font pas peur avec leur mots. Le concept de terrorisme ne sert qu’à se foutre des idiots et des hommes de mauvaise volonté. Voilà ce qui est véritablement arrivé au travers de nos arrestations. Ce ne sont pas les habituels subversifs têtus qui renvoient les accusations à l’envoyeur. Il y a cette fois énormément de gens qui flairent l’arnaque et qui comprennent où tout cela mène : l’as dans la manche du terrorisme (dont l’usage n’est pas nouveau pour réprimer qui lutte contre l’oppression, l’exploitation et la dévastation) à appliquer aux luttes sociales, et voilà. Mais la Magistrature, ou quelqu’un pour elle, a mal fait ses comptes. Elle pense préparer un terrain sur lequel il lui sera facile de marcher. Elle pense jouer dans l’anticipation et arrive en fait trop tard. Il n’y a désormais plus aucune chance que des individus portant un NON de plus de vingt ans, entêté et encastré dans les têtes, se fassent avoir par quelque malin bavard. Et si l’accusation de terrorisme est déjà naufragée sur le plan symbolique, elle pourrait même ne pas passer d’un point de vue légal. Et c’est une bonne chose que l’État ne se pourvoie pas aussi facilement que ça en outils pour terroriser de nombreuses luttes et ceux qui y participent. Il n’est cependant pas possible de raisonner trop longtemps sur ce qu’il se passe à l’intérieur des salles des tribunaux. Nous ne nous attendons certainement pas à une tape dans le dos.
Mais la revendication collective qui s’est déployée incroyablement autour de cet acte de sabotage remplit de force. Parce que nous sommes allés bien au-delà du simple fait de dire que ce sont eux les terroristes. Nous en sommes arrivés à dire que sous ces capuche, à l’ombre de cette lune de mai, il y avait les visages de tous les hommes et de toutes les femmes qui ne veulent pas de ce maudit train. Les catégories d’innocence et de culpabilité disparaissent et ne deviennent plus que miettes pour les grattes-papier et les comptables. « Quella notte c’eravamo tutti » (Cette nuit-là, nous y étions tous). Rien ne pourrait nous faire nous sentir plus libres que cette phrase.
*
MICHELE EN ISOLEMENT
Prison d’Asti, 11 juillet 2014
Salut à tous,
Je me trouve en isolement disciplinaire pour une semaine. Ils voulaient me mettre en isolement dans une cellule « lisse » (sans rien), mais je me suis attaché à la porte avec une ceinture et ils n’ont pas voulu m’emporter de force. Je reste donc dans la section, avec la porte blindée fermée. Je voulais savoir pourquoi on me refuse la rencontre avec Andrea, mais surtout revendiquer que celui-ci soit transféré dans la section au lieu de demeurer dans la zone de « transit » (PTB). Les « Transits » sont faits pour y rester deux ou trois jours maximum et donc, excepté les moments où il y a de nouvelles arrestations, ils sont complètement vides et comportent assez logiquement, lorsque l’on y reste pendant longtemps, une solitude presque pérenne.
Ils m’appellent au bureau de surveillance, après trois jours d’insistance, et me disent ne me devoir aucune explication et me menacent de sanctions disciplinaires. Alors je leur hurle au visage et ne rentre pas en cellule. Un peu de temps passe et je suis envoyé chez le sous-intendant en chef, lequel utilise des tons inacceptables. Je l’insulte lourdement, très lourdement. Il dit « isolement », je m’assois dans le couloir des bureaux, sur le sol, et dis que je ne bougerai pas si je ne peux pas prendre mes affaires en personne. Une fois remonté en cellule, je prépare mes affaires puis leur dis d’appeler des renforts, parce que je n’irai pas de mon plein gré, avant de m’attacher de nouveau au même endroit. Des heures et des heures d’attente. On aurait dit qu’ils avaient à me trimballer dans une autre prison. Je finis par savoir par des voies détournées qu’Andrea viendra en section. Je me délie donc et attends. Le soir, ils me communiquent que je resterai en isolement pour une semaine. Nous verrons le conseil disciplinaire, et pour le moment il y a un rapport dans lequel on trouve l’accusation de résistance. L’air, je le crée moi-même dans un très petit couloir aux murs très hauts.
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Pour écrire aux gens qui sont encore en prison :
Andrea Ventrella – Michele Garau
C.C. Strada Quarto Inferiore, 266 – 14030, località Quarto d’Asti (Asti), Italie
Paolo Milan – Toshiyuki Hosokawa
C.C. Località Les Iles, 14 – 11020 Brissogne (Aosta), Italie
Fabio Milan
C.C. Via del Rollone, 19 – 13100 Vercelli, Italie
Niccolò Blasi
C.C. San Michele strada Casale, 50/A – 15121 Alessandria, Italie
Chiara Zenobi – Alberto Claudio
C.C. Via Maria Adelaide Aglietta, 35 – 10151, Torino, Italie