Voici le «plaidoyer» d’Aris Seirinidis à la procédure d’audition qui a eu lieu le lundi 10 octobre 2011 durant le procès de Simos Seisidis et Aris Seirinidis“.
“Je ne suis évidemment pas surpris de la capacité de la justice bourgeoise à déformer l’histoire, de transformer le vol de la richesse sociale par les capitalistes en bienveillance nationale, la solidarité entre les opprimés en acte criminel, la violence de l’État en protection des citoyens, l’autodéfense populaire en terrorisme.
Ce procès est un cas exemplaire d’une telle déformation. C’est un épisode supplémentaire de la série de « constructions » sociales et historiques dont l’État grec a usé pour réprimer les combattants de la résistance [NdT. contre l’occupation allemande] et de la guerre civile [NdT. d’après-guerre] en les assimilant à des brigands. De la même façon, il a réprimé les insurgés de Juillet 1965 [NdT. période dite de l’Apostasie, avant la dictature militaire] ou ceux de l’École Polytechnique (1995), les identifiant à des marginaux, des vandales ou des individus encagoulés. Et cette liste se poursuit jusqu’en décembre 2008 et les récentes manifestations contre le mémorandum. C’est la continuité de ces « constructions » qui ont permis de transformer les traîtres et les collabos en nationalistes et les tortionnaires de la junte en policiers retraités; c’est une part de cette même histoire qui a déporté sur des îles isolées la « vérole » communiste et qui emprisonne les combattants populaires dans les cellules souterraines des prisons, comme terroristes.
Ce procès, caractéristique de l’attaque sur tous les fronts déclenchée par l’état et le capital contre toute la société, envoie un message fort à tous ceux qui cherchent des moyens de résistance hors des limites de la légalité bourgeoise. Les dominateurs crient « On va vous couper les pieds, on va vous enterrer » et nous menacent avec leur justice. La même justice qui enterre des décennies de conquêtes sociales et des conquêtes des travailleurs, et assassine les prolétaires dans les bagnes modernes, aux frontières, dans les postes de police et les prisons.
A une époque où l’on dévalorise même banalise la vie des prolétaires, celle de trois d’entre eux a été évaluée à 600 000 euros. C’est à ce prix si élevé que l’appareil antiterroriste et son équipe politique les a estimées. C’est la prime offerte par l’État aux chasseurs de Simos, Marios et Grigoris. Cette campagne contre les « terroristes de l’intérieur » est évidemment influencée par les mœurs de l’Ouest Sauvage – une source d’inspiration pour le chef de campagne, Chrysohoidis [NdT. Ex-Ministre de l’ordre public]. Elle renoue encore une fois avec son passé : la nauséabonde tradition de répression du mouvement populaire à travers laquelle la bourgeoisie imposait de façon dictatoriale, et parfois démocratique, son pouvoir. La prime offerte pour la capture de nos camarades était une référence directe à la rhétorique antiterroriste du shérif du monde poursuivant les « combattants ennemis » aux quatre coins de la terre. Elle constituait également une référence très caractéristique à notre histoire et à la période où les communistes étaient pourchassés. Elle nous a inexorablement rappelé les pièges de la police grecque pour capturer les combattants poursuivis, et défiler avec eux, comme avec des trophées, sur les places des villes et des villages afin de montrer au peuple cet exemple à éviter.
Dans cette perspective, la mise à prix était un rappel, parmi bien d’autres, qui confirme la thèse que le totalitarisme n’est pas une caractéristique de ce qu’on appellerait anomalie historique, mais bien un élément organique du pouvoir bourgeois. Monarcho-fascisme, junte ou démocratie bourgeoise ne sont que différents aspects du même mécanisme de violence et d’oppression, c’est à dire de l’État, au moyen duquel la classe des capitalistes assure sa domination sur le prolétariat. La justice et la police, par conséquent, et en tant qu’institutions fondamentales de l’État, ne peuvent évidemment pas être neutres ni indépendants, mais, au contraire, sont entièrement orientées vers la défense des intérêts de la classe dominante. La relativité de la démocratie est d’ailleurs révélée par l’image de cette salle. Comme pendant l’occupation allemande, le devoir des hommes cagoulés des bataillons de sécurité [NdT. Les Tagmata Asfalias, chargés de contrer les réseaux de résistants] se limitait à la dénonciation et à l’arrestation des résistants, et non à les mener devant des cours martiales.
Mais c’est surtout la réalité elle-même, comme elle est vécue aujourd’hui, qui révèle le caractère de la démocratie. C’est le rôle de l’État, dans des conditions de profonde crise capitaliste. C’est la misère économique et la démoralisation sociale, imposées par une politique qui se tourne contre le peuple, les travailleurs et la jeunesse. C’est les milliards d’euros, qui sont offerts sans limites aux banquiers, aux industriels et aux armateurs. C’est la violence meurtrière, exercée contre une part de la société, qui résiste. Tout cela est démocratiquement réalisé et validé via des lois, dont l’exécution et le respect sont assurés par la police et la justice.
L’offre de 600 000 euros de prime en octobre 2009 était le point culminant de la chasse à l’homme démarrée contre les trois camarades, suite à la blessure et l’arrestation de l’anarchiste Giannis Dimitrakis au cours d’un braquage de banque. La révélation de l’identité politique du compagnon Giannis Dimitrakis a offert aux autorités l’opportunité désirée afin de lancer une attaque particulièrement impétueuse contre le mouvement anarchiste. L’affaire présentait d’ailleurs toutes les caractéristiques qui rendaient les conditions fertiles pour la manifestation d’une telle attaque. Un acte sans caractère politique évident avec des dizaines de tirs dans le centre-ville et la blessure d’un citoyen -de la balle d’un policier comme prouvé plus tard- composait le scénario idéal pour confirmer la propagande de l’Etat sur la liaison de l’action anarchiste avec celle du droit pénal général. Les évènements du 16 janvier ont automatiquement déclenchés l’arsenal idéologique et répressif de l’Etat. En présentant certains militants anarchistes comme appartenant à un gang de voleurs sanguinaires qui emploient des prétextes pseudo-politiques afin de cacher leurs vraies aspirations pour une vie luxueuse, l’Etat blâmait le mouvement révolutionnaire dans son entier -ainsi que ses pratiques- d’être égoïste et antisocial. Alors qu’en même temps il promouvait comme priorité première le mythe de la sécurité et présentait ainsi la répression imposée comme une nécessité afin de protéger la société de la menace que le mouvement radical et ses militants constituaient. A travers des manœuvres particulièrement intenses de la part de la police et de la justice ainsi que la propagande médiatique incessante, ils ont tenté d’éliminer politiquement et physiquement (selon le modèle répressif de l’été de 2002) un groupe anarchiste atypique que l’Etat avait si poétiquement appelé le «gang de bandits en noir».
Si nous voulons chercher les racines de cette «communauté» nous devons retourner de nombreuses années en arrière. Aux années 90 et les relations fraternelles développées entre des dizaines de jeunes au sein du laboratoire sociopolitique du milieu anarchiste et d’Exarchia qui constituaient toujours des lieux d’osmose pour la jeunesse insurgée de la métropole. A travers l’implication quotidienne à la réalité de la société et du mouvement, ces relations se transforment progressivement en un lien organisationnel particulier. A la base de ce lien se trouvent non pas tant les (minimes d’ailleurs) accords politiques mais plutôt les engagements psychologiques provenant de la passion de l’affrontement continuel avec le pouvoir. Les sujets [NdT. les jeunes anarchistes] de ces liens enrichissent les processus au sein du milieu anarchiste avec leur expérience primaire de l’insurrection acquise lors de leur participation aux mobilisations des élèves et aux occupations des bâtiments scolaires au cours des années 90. Ils constituent ainsi un facteur de renouvellement et en même temps d’évolution des pratiques d’affrontement du mouvement anarchiste.
Dans le tourbillon d’une énorme tentative globale et locale pour la restructuration des conditions de domination, à l’aube de l’ère de mondialisation et près de la fin de l’histoire, des nouveaux combattants répondent emphatiquement au dilemme critique «rupture ou intégration», un dilemme qui se pose impérativement à toute la société. Ils choisissent consciemment la rupture au moment où la plupart de gens dans le monde capitaliste choisissent l’intégration. La possibilité de monter dans l’échelle sociale –chose offerte par le capitalisme grec qui était en voie de développement grâce à l’exploitation de milliers d’immigrants-, l’imposture de la consommation avec de l’argent prêté et l’idéologie individualiste correspondante qui avait dominé l’imaginaire social, tout cela a endormi la conscience de classe des prolétaires du pays et en même temps a miné le moral des centaines voire de milliers de militants de la dernière décennie.
Pendant l’été 1994, dans une période où le mouvement n’était plus massif –par rapport aux années précédentes- j’ai rencontré Simos et beaucoup d’autres compagnons. Sur la place d’Exarchia –où il y avait à l’époque beaucoup moins de bars- nous avons entamé spontanément nos relations fraternelles lors des mobilisations de solidarité avec les prisonniers politiques.
Nous avons effectué nos premiers actes d’affrontement organisés contre le pouvoir, toute l’impulsion venant du psychisme de l’adolescent insurgé mais aussi la stupéfaction venant du sentiment d’appartenir à quelque chose si grand, comme paraissait à mes yeux le milieu anarchiste. La dynamique que nous avons atteinte a marqué les luttes suivantes. Les événements de l’Ecole Polytechnique en 1994, les mobilisations des élèves et des étudiants en 1994-1995 et l’insurrection –évidemment- de novembre 1995 constituent les premiers pas dans la direction de notre maturation politique qui ont aussi contribué à l’évolution de nos relations.
L’Etat face à cette propagation alarmante des pratiques insurrectionnelles développées dans la métropole utilise une combinaison de méthodes afin de les supprimer. Des méthodes similaires à celles utilisées avant 10 ans et 15 ans plus tard et qui ont conduit à l’assassinat de Michalis Kaltezas et d’Alexandros Grigoropoulos , ainsi que des manipulations avec des accusations mensongères et avec les médias de masse présentant des personnes et des tendances du mouvement comme dangereuses pour la sécurité publique. En février 1995 Simos a été amené au service antiterroriste en tant que suspect pour l’incendie criminel d’une voiture. Il fut maltraité et finalement arrêté et enfermé avec trois autres anarchistes. Tout cela fut l’objet d’un jeu communicatif, d’un spectacle mis en place par le Ministère de l’Ordre Public afin d’influencer l’opinion publique. Sa libération deux mois plus tard et l’effondrement des accusations qui pesaient sur lui n’ont pas atténué la férocité avec laquelle les autorités le persécutent dès lors.
Notre arrestation lors des événements de l’Ecole Polytechnique (Polytechnio) en 1995 et la défense consciencieuse du chemin insurrectionnel dans les tribunaux et les bureaux du Service de Sécurité ont renforcé le profil criminel que le Service de Sécurité, à l’aide de psychologues spécialisés, essayait de nous attribuer. Notre action commune -accompagnée par des liens fraternels et constituant une partie organique de la génération qui a participé aux occupations des établissements scolaires et aux événements de Polytechnio en 1995- a cherché des chemins de résistance pour construire une nouvelle dynamique d’insurrection dans l’asphyxie générale de la répression a imposée. Avec de nombreux compagnons, nous avons réalisé des actions, au cours des derniers mois de 1996, pour faire connaitre l’histoire du combattant anarchiste pas de virgule Christoforos Marinos qui a été assassiné par l’Etat. Nous avons participé aux actions multiformes en solidarité avec l’anarchiste Nikos Maziotis (pendant la période 1998-2000) qui ont signifié le redémarrage de processus collectifs larges, qui ont réuni le milieu anarchiste et radicalisé sa parole et pratique. Nous avons rencontré des nouveaux compagnons avec lesquels nous avons interagi face à tous les grands événements sociopolitiques qui ont suivi. Des luttes des élèves, des étudiants et des enseignants vacataires contre la restructuration du système éducatif aux mobilisations contre les interventions impérialistes, des manifestations contre la mondialisation jusqu’aux actions de solidarité avec les prisonniers politiques, ce sont des centaines, de grands ou petits moments de lutte, qui portent l’empreinte de notre présence combattive.
Interprétant les réarrangements amenés au champ de la concurrence sociale et de classe suite à la restructuration globale des conditions de domination, le mouvement anarchiste entre progressivement dans une nouvelle orbite de développement, armé de son esprit indéniablement combatif. Dans le régime de la paix sociale, que le néolibéralisme galopant, soutenu par l’ensemble du monde politique, tente de consolider, les impératifs d’auto-organisation des luttes et de la rupture avec la légitimité bourgeoise –que les anarchistes ne cessent de défendre au cours des années- seront reconnus par d’ encore plus grandes et larges parties de la société en lutte. Dans la période précédant la crise, une période critique pour la souveraineté et qui met en route l’explosion de la crise, les forces de la résistance radicale se trouvent à la recherche des nouvelles voies de lutte. Des voies renforcées afin de répondre aux nouvelles conditions explosives et faire face aux stratégies renouvelées, tant politiques qu’opérationnelles, de la part de la souveraineté. La démocratie bourgeoise tourne vite le dos à ses fonctions sociales et à l’idée de l’Etat-providence, la répression est dès lors employée afin de combler le vide laissé ; afin d’abattre la pauvreté, rétablir l’insécurité sociale et briser bien sûr les résistances émergeantes. Dans ces conditions, les parties les plus faibles du prolétariat ainsi que les parties les plus militantes du mouvement subversif se transforment en exemples d’application des nouveaux modèles répressifs.
Un exemple est le modèle répressif employé contre nous. La répression qui s’intensifie progressivement reflète la fortification de ces méthodes, un résultat de la transition de l’époque d’une Grèce forte à celle de la crise et de la soumission au F.M.I. . La répression a atteint son point culminant avec l’amputation de la jambe de Simos -du au service anti-terroriste qui a empêché son hospitalisation- et c’est à ce point là où nous distinguons la fascisation de la démocratie grecque en faillite. Mais nous pouvons aussi clairement distinguer le chemin d’affrontement avec le pouvoir bourgeois que certains compagnons ont suivi. C’était le même trajet que nous avions pris en commun avec Simos le soir du 3 mai 2001. En ce sens, ma présence à côté de Simos était quelque chose de plus profond que le soutien moral évident à un ami qui passe une période difficile. C’était quelque chose de plus large qu’un acte de résistance face à la tentative organisée de la part de l’Etat pour éliminer un compagnon. Notre chemin commun signifiait la réalisation de nos planifications politiques pour le développement de l’affrontement social et de classe et la lutte pour l’anarchie et le communisme. Il signifiait la défense de notre histoire, du sens et du contexte de notre vie.
Source: athens.indymedia.org