Des prisons grecques au module AS2 de Ferrara. Quatre mots en “liberté”.
Interview de moi-même par la CCF.
Avant de répondre à vos questions, je voudrais souligner le fait que ce que je dirai est ma vérité seulement. L’un des nombreux points de vue, sensibilités et nuances individuelles à l’intérieur de cet entrecroisement de pensée et d’action qui prend forme sous le nom FAI-FRI. Fédération informelle qui, en refusant toute tentation hégémonique, représente un outil, une méthode d’une des composantes de l’anarchisme d’action. Anarchisme d’action qui, seulement à partir du moment où il se fait informel, sans se renfermer dans des structures organisées (spécifiques, formelles, de synthèse) et quand il n’est pas à la recherche de consensus (et donc refuse la politique), peut être reconnu dans un plus vaste univers chaotique du nom d’« internationale noire ». Pour mieux nous comprendre, la FAI-FRI est une méthodologie d’action que seule une partie des sœurs et des frères de l’internationale noire pratiquent, pas une organisation, et encore moins une simple signature collective. Seulement un outil qui tend vers l’efficacité, et qui a pour objectif de renforcer les noyaux et les individualités des compagnon-ne-s d’action à travers un pacte de soutien mutuel sur trois points : solidarité révolutionnaire, campagnes révolutionnaires, communication entre groupes et individus :
SOLIDARITÉ RÉVOLUTIONNAIRE : Chaque groupe d’action de la Fédération Anarchiste Informelle s’engage à donner sa propre solidarité révolutionnaire à d’éventuels compagnons arrêtés ou en fuite. La solidarité se concrétisera surtout à travers l’action armée, l’attaque contre les structures et les hommes responsables de la détention du compagnon. Qu’il ne subsiste pas l’éventualité du manque de solidarité parce qu’on verrait moins les principes sur lesquels le vivre et le sentir anarchiste se basent. Par soutien en cas de répression, nous ne parlons bien évidemment pas de celui qui a un caractère d’assistance technico-légal : la société bourgeoise offre suffisamment d’avocats, d’assistantes sociales ou de prêtres pour que les révolutionnaires puissent s’occuper d’autre chose.
CAMPAGNES RÉVOLUTIONNAIRES : Une fois lancée une campagne de lutte à travers des actions et les communiqués correspondants, chaque groupe ou individu sera suivi par les autres groupes et individus de la Fédération Anarchiste Informelle selon leurs propres temps et modalités. Chaque individu ou groupe peut lancer une campagne de lutte autour d’objectifs particuliers en « promouvant » simplement le projet par une ou plusieurs actions accompagnées de la signature du groupe d’action spécifique auquel vient ajouté la signature de la Fédération dans le sigle. Si une campagne n’est pas partagée, et si cela est jugé nécessaire, la critique se concrétisera à travers les actions et communiqués qui contribueront à corriger le tir ou à le mettre en discussion.
COMMUNICATION ENTRE LES GROUPES ET INDIVIDUS. Les groupes d’action de la Fédération Anarchiste Informelle n’ont pas à se connaître les uns les autres, il n’y en a aucun besoin lorsque cela mènerait plutôt à prêter le flanc à la répression, à créer des dynamique de leaderisme des individus et à la bureaucratisation. La communication entre les groupes et individus se fait essentiellement à travers les actions elles-même, et à travers les canaux d’informations de mouvement sans nécessité de connaissance réciproque.
(extrait de la revendication de l’attentat du 21 décembre 2003 contre Romano Prodi, à l’époque président de la Commission Européenne, extrait de « Il dito e la luna », pages 15-16)
Ce pacte de soutien mutuel dépasse de fait l’assemblée, ses leaders, les spécialistes de la parole, de la politique et les mécanismes autoritaires qui s’amorcent aussi dans les milieux anarchistes lorsque l’assemblée devient un organe décisionnel. Ce que l’internationale noire devrait pouvoir faire dans les prochaines années serait de reconstituer ce « fil noir » qui s’était étiolé depuis longtemps. Un fil qui rattache l’anarchisme d’hier, qui pratiquait la « propagande par le fait », fille du Congrès International de Londres de 1881, à l’anarchie d’action d’aujourd’hui, informelle, auto-organisée, nihiliste, anti-civilisation, antisociale. Nicola et moi, les uniques membres du « noyau Olga », ne connaissons pas personnellement les autres frères et sœurs de la FAI. Les connaître voudrait dire les voir enfermés entre les quatre murs d’une cellule.
Nous nous sommes convaincus de l’utilité de la FAI-FRI grâce aux mots (revendications) et aux actions des frères et sœurs qui nous ont précédé. Leurs mots, toujours confirmés par l’action, nous ont offert l’indispensable constance sans laquelle n’importe quel projet se réduit, à l’ère du virtuel, en inutiles et stériles paroles lancées au vent. Nous avions besoin d’une boussole pour nous orienter, d’un outil pour reconnaître et démasquer ceux qui ont fait de l’anarchie un simple terrain de jeu pour beaux-parleurs, un filtre pour distinguer les mots creux de ceux porteurs de réalité. Nous avons trouvé dans cette « nouvelle anarchie », dans ses revendications et les campagnes révolutionnaires qui y étaient liées, une perspective d’attaque réelle, qui amplifie nos potentiels destructifs, sauvegarde notre autonomie d’individus rebelles et anarchistes et nous donne la possibilité de collaborer, de frapper ensemble, sans nous connaître directement. Aucun type de coordination ne peut être inclus dans notre façon de nous projeter. La « coordination » présupposerait nécessairement la connaissance réciproque, le fait de s’organiser entre les sœurs et les frères des différents noyaux. Une telle coordination tuerait l’autonomie de chaque groupe et individu. Le groupe le plus « efficient », le plus préparé, le plus courageux, le plus charismatique aurait inévitablement le dessus, reproduisant les mêmes mécanismes délétères que l’on retrouve en assemblée. A la longue, on verrait ressurgir des leaders, des idéologues, des chefs charismatiques, on irait vers l’organisation : l’idée même de la mort de la liberté. On pourrait répondre à cela que dans les groupes d’affinité, dans les noyaux de la FAI pourrait aussi renaître un leader charismatique, un « chef ». Dans notre cas, les dégâts seraient toutefois limités, parce qu’il n’y a pas de connaissance directe entre les noyaux. La gangrène ne pourrait pas s’étendre. Notre façon d’être anti-organisatrice nous préserve de ce risque. Voilà pourquoi il faut se fier aux « campagnes révolutionnaires », qui excluent la connaissance entre groupes et individus, tuant de fait tout balbutiement d’organisation. Il ne faut jamais confondre les campagnes et la coordination. C’est l’informalité, c’est l’essence, selon moi, de notre projectualité opérative. Qu’il soit bien clair que lorsque je parle de groupes d’affinité ou de noyau d’action, je peux me référer à un seul individu comme à un groupe plus nombreux. Pas la peine d’en faire une histoire de nombres. Il est clair qu’une action spécifique est planifiée par les différents membres du groupe, et on ne peut pas parler de coordination à ce moment-là, et cette planification ne doit jamais s’étendre aux autres groupes FAI-FRI. En-dehors du groupe en tant que tel, il faut se « limiter » à ne communiquer qu’à travers les campagnes révolutionnaires et les actions qui en découlent. Notre connaissance de la FAI-FRI doit toujours rester la plus partielle possible, limitée à nos propres affinités. De la FAI-FRI, on ne doit connaître que les morsures, les griffures, les blessures infligées au pouvoir. Il serait mortel de créer quelque chose de monolithique ou de structuré, et chacun de nous doit éviter les équivoques ou les phantasmes hégémoniques. L’organisation limiterait énormément nos perspectives, en inversant le processus qualitatif vers le quantitatif. A travers l’action de l’un, la volonté de l’autre se renforce, par l’inspiration qu’elle lui a donné. Les campagnes se diffusent en tâches de léopard. Mille têtes contre le pouvoir rendent furieux, car il est impossible des les trancher toutes. Ce sont justement ces actions, et les mots qui les accompagnent (les revendications), qui nous permettent à coup sûr d’exclure les purs théoriciens amants des beaux discours, et nous donnent la possibilité de nous rapporter uniquement à qui vit dans le monde réel, en se salissant les mains, en risquant sa propre peau. Ces mots-là sont les seuls qui comptent vraiment, les seuls qui nous permettent de grandir, d’évoluer. Les campagnes révolutionnaires sont l’outil le plus efficace pour entailler, pour frapper là où cela fait le plus mal. En nous donnant la possibilité de nous répandre dans le monde comme un virus porteur de révolte et d’anarchie.
CCF : Pour nous connaître, dis-nous quelque chose de ta situation actuelle.
Alfredo : Il y a peu à dire. Nous avons été arrêtés pour la jambisation d’Adinolfi, administrateur délégué d’Ansaldo Nucleare. Par inexpérience, nous avons fait des erreurs qui nous ont coûté cette arrestation : nous n’avons pas couvert la plaque de la moto que nous avons utilisé pour l’action, nous l’avons garée dans un endroit trop proche du lieu et, surtout, nous n’avons pas vu une caméra de surveillance qui était sur un bar, une erreur extrêmement grave, que nous payons aujourd’hui. Nous avons revendiqué notre action en tant que noyau « Olga FAI-FRI ». J’ai été condamné à 10 ans et 8 mois, Nicola à 9 ans et 4 mois. Dans les mois qui viennent, nous aurons un nouveau procès pour association subversive. Voilà plus ou moins notre actuelle situation juridique.
CCF : Les prisonniers anarchistes et la prison. Quelles sont vos conditions dans les sections spéciales, comment se comportent les matons et quels sont vos rapports avec les autres prisonniers ?
Alfredo : En Italie, l’État démocratique veut nous isoler en utilisant les circuit de la Haute Sécurité, qui comportent de nombreuses restrictions, en nous reléguant dans des sections complètement séparées du contexte général de la prison. Aucun contact n’est possible avec les autres prisonniers, nous n’avons pas la possibilité de sortir, seulement deux heures par jour dans une petite cour de ciment. La censure contre moi et Nicola a toujours été renouvelée, nous recevons donc difficilement, et en retard, notre courrier et les journaux. Les choses les plus intéressantes nous sont confisquées à l’entrée et à la sortie. En ce moment, nous sommes enfermés dans une section AS2, c’est-à-dire une section de haute sécurité spécifique aux prisonniers anarchistes. Les « rapports » entre nous et les matons est un rapport d’indifférence réciproque et d’hostilité naturelle. Que pourrais-je dire de plus ? De mon point de vue, les protestations « civiles » à l’intérieur et à l’extérieur des prisons sont inutiles, l’aspect « vivable » de l’intérieur est une simple question de rapport de force. De la prison, il faut en sortir, et c’est à qui s’y trouve de s’en donner les moyens…
CCF : Pour nous, l’anarchie n’est pas un parti, elle n’a pas de commissions centrales. C’est un courant d’actions, de concepts, de valeurs. Quelles sont les tensions actuelles du mouvement anarchiste en Italie, quelles sont ses caractéristiques, ses contradictions, ses activités ?
Alfredo : C’est une question importante, qui nécessite une réponse articulée. Je fréquente le mouvement anarchiste depuis la fin des années 1980. Ces vingt dernières années, beaucoup de liens se sont rompus entre les compagnon-ne-s, de nombreuses dynamiques plus ou moins négatives se sont mises en marche, donnant parfois de mauvais fruits et favorisant des comportements de leaders et de politiciens. Mais de nouvelles perspectives, une nouvelle génération hors des assemblées, hors des mécanismes de la politique, a aussi fait entendre sa voix. Pour répondre à votre question sur la situation du mouvement anarchiste italien aujourd’hui, il me faut faire un pas en arrière. On pense souvent que l’insurrectionnalisme est un tout, unique, fait de concepts et de théories arrêtées dans le temps, dans leur rigidité « idéologique ». Une idéologie qui aurait carrément (chose aberrante) un chef suprême et ses dogmes. Rien n’est immuable dans le temps. Les femmes et les hommes forgent leurs idées à travers leurs actions. Ce ne sont pas les trois ou quatre compagnon-ne-s plus connus qui, à travers leurs livres et leurs articles, indiquent la voie à suivre, et encore moins les longues assemblées qui n’aboutissent à rien, mais bien ces compagnon-ne-s inconnus qui de par leur pratique d’attaque nous poussent à aller de l’avant, nous portant vers la vie. C’est justement à travers cette pratique qu’à la fin des années 90, les groupes qui nous ont précédé – Coopérative Artisane Feu et Affinités (occasionnellement spectaculaire), Brigade 20 Juillet, Cellule contre le Capital, la prison, ses matons et ses cellules, Solidarité Internationale – ont mis en discussion deux dogmes consolidés du soit-disant « insurrectionnalisme » : le caractère anonyme des actions et la prédominance de l’assemblée transformée en organe décisionnel. Deux points arrêtés qui trainaient inévitablement vers une inertie létale. En donnant une continuité et une voix à leur propre pratique à travers les revendications, en sortant des marasmes assembléistes et en ne se posant plus les limites de la compréhensibilité vis-à-vis des « gens » et du reste du « mouvement », l’anarchie a recommencé à faire peur. A grand renfort de bombes et de revendications, ces groupes ont détruit le dogme de l’action anonyme, faisant brèche dans le silence qui nous avait englobés après la vague répressive du procès Marini, et ont mis de sérieux obstacles face à ces dynamiques qui nous entraînaient vers un citoyennisme qui risquait d’annuler toute instance violente. Après l’apparition de ces groupes, beaucoup d’anarchistes ont fait assumer une connotation négative au terme « insurrectionnaliste », surtout quand les journalistes ont commencé à l’utiliser comme un synonyme de « terrorisme ». A ce moment, beaucoup de monde a fait un pas en arrière en soutenant que certains attentats « spectaculaires » et leurs revendications éloignaient les gens. Pour comprendre les divisions à l’intérieur de l’anarchisme d’action, aujourd’hui en Italie, il faut revenir à l’aube de la lutte en Val Susa contre la Haute Vitesse. En 1998, après les morts tragiques de Baleno et de Sole, il y eut de nombreux appels à la légitimité démocratique, à une justice « juste », à faire un procès « équitable », et pas seulement de la part d’éminents représentants du « radicalisme » démocratique, mais aussi venant du mouvement anarchiste. Une grande partie des anarchistes s’est engagée dans une croisade innocentiste à la limite du dénigrement. Sole et Baleno ont été présentés comme deux victimes innocentes, deux pauvres naïfs qui se sont fait prendre dans une histoire plus grande qu’eux. Après l’arrivée d’une dizaine de colis piégés adressés à quelques-uns des responsables de leur mort (des actions jamais revendiquées), presque tout le mouvement anarchiste prit ses distances de telles pratiques, par peur de futures vagues répressives, en les considérant au mieux comme n’étant pas « dignes » des anarchistes, et dans le pire des cas, de véritables provocations policières. Il y eut très peu d’exceptions, qui se sont naturellement attirées les attentions de la magistrature dans les années qui ont suivi. Depuis lors, la grande majorité des soi-disant « insurrectionnalistes » a été secouée par l’irrépressible envie, quasi suicidaire, de consensus, entreprenant une course imparable vers la société civile. En suivant la chimère de la lutte sociale/populaire, où que celle-ci se présente, en rebondissant comme des toupies devenues folles entre les centres de rétention, la Val Susa, l’occupation de logements, les luttes des détenus, en atténuant toujours un peu plus leur propre projectualité pour sembler crédibles, fiables, réalistes, en s’approchant toujours plus dangereusement du citoyennisme. Une petite partie d’entre eux, des années plus tard, se rendirent compte de la sale tournure graduelle et politique que prenaient les luttes sociales, et se sont réfugiés dans la classique tour d’ivoire en crachant sur tout et sur tout le monde, immergés jusqu’au cou dans un désespérant néant pratique. D’autres, pour leur part, expérimentèrent sans limite toute leur potentialité vitale, en se foutant des grandes théories et des plus grands systèmes. Les plus « lucides » des aspirants au social cherchèrent, au moins au début, à reproduire en Val Susa l’expérience des années 80 contre l’installation des missiles à Comiso. Expérience qui est encore aujourd’hui claironné comme exemple concret de méthodologie d’intervention insurrectionnaliste sur le territoire. A Comiso, la projectualité avait réellement eu, bien que criticable en ce qui concerne son contenu politique-pratique, une perspective insurrectionnelle. La lutte intermédiaire, chasser les américains et leurs missiles, devait être l’étincelle d’une insurrection généralisée au cœur de la Sicile, comme dans la classique tradition de la Banda del Matese. Des ligues populaires factices composées seulement de compagnon-ne-s, des discours populistes adressés aux gens pour la terroriser et la pousser à la révolte, d’absurdes réunions avec la population sur de possibles viols de la part de soldats américains ont cherché à faire levier sur le machisme italien, transformant cette intervention en un phénomène tout à fait politique, très critiquable de mon point de vue mais toujours, il faut l’admettre, dans une optique insurrectionnelle. En Val Susa, les choses ont pris une autre tournure. Depuis le début, l’objectif insurrectionnel a rapidement été substitué par la simple lutte contre le TAV. La lutte intermédiaire a pris le dessus, on est passé du qualitatif au quantitatif, à compter les manifestants dans les blocages de routes, à lutter côte à côte avec les chasseurs alpins, les vigiles, les maires, les partis, perdant de vue l’objectif final : la destruction de l’existant. Pour la énième fois, le « réalisme » a annulé le potentiel vital de l’anarchisme. Personnellement, je ne critique pas a priori et de façon « idéologique » les luttes dites intermédiaires. Ce que je critique, ce sont les méthodes d’interventions, le fait de se poser en tant que référent et en posant des limites à notre propre action. On court inévitablement le risque de se constituer comme avant-garde. Tu ne fais alors plus ce que tu estimes juste, mais ce que tu penses pouvoir attirer les gens de ton côté, tu fais de la politique. A partir du moment où tu t’imposes à toi-même des limites par peur de ne pas être compris, tu es déjà de fait un sujet politique, et tu deviens alors une partie du problème, l’un des nombreux cancers qui infectent notre existence. Il ne faut jamais modérer nos propos ou nos actions pour pouvoir être digérés par le peuple, par les gens, ou on court le risque d’être transformés par l’objectif « intermédiaire » que l’on veut atteindre. En relisant aujourd’hui les vieilles revendications des groupes qui ont donné naissance à la FAI au début des années 2000, je me suis rendu compte qu’ils sont souvent intervenus dans les luttes intermédiaires avec leurs actions, en cherchant à atteindre des objectifs partiels : abolition des FIES, des centres de rétention, etc. Mais jamais en cherchant un consensus généralisé ou une croissance quantitative. Simplement en misant sur une croissance qualitative de l’action, de plus gros dégâts, une plus grande reproductibilité. La qualité de la vie d’un anarchiste est directement proportionnelle au dommage réel que celui-ci inflige au système mortifère qui l’opprime. Moins il accepte de compromis, plus forts et cristallins deviennent ses sentiments, ses passions, plus lucide devient sa haine, toujours aiguisée comme un rasoir. Malheureusement, la grande majorité des anarchistes agit sur la base du code pénal, et de nombreuses actions ne sont jamais menées à bien simplement parce que l’on a peur des conséquences. Nous devrons prendre acte du fait que la pire destinée qu’un anarchiste puisse connaître n’est pas la mort ou la prison, mais le fait de céder à la peur, à la résignation. Les actions et les écrits de l’internationale noire rendent évident à quiconque le refus total de cette résignation, la grande vitalité, l’énergie d’un mouvement qui fait de la qualité de la vie, du sens de la communauté et de la solidarité, de la lutte permanente, le centre de l’existence. La mort et la prison ont déjà fait leur apparition dans ce parcours, mais elles ne nous ont pas vaincus. Notre force est la pleine conscience de ce que nous sommes, la pleine conscience qu’une fois vaincue la peur, une vie pleine et digne d’être vécue nous apparaît, qui durera le temps qu’elle durera. C’est l’intensité qui compte. Pour revenir à votre question initiale sur les tensions, les caractéristiques et les contradictions du mouvement anarchiste aujourd’hui en Italie, je dois dire que le débat sur l’utilisation ou non de sigles et de revendications est encore très fort. Là encore, je n’en ferais pas un discours « idéologique », je n’ai rien contre les actions non revendiquées. Mais de mon point de vue, celles-ci tendent à être oubliées, n’ouvrent pas de discussions et ont un potentiel de reproduction moindre. Voilà pourquoi j’ai fait mienne la méthodologie de la FAI-FRI. Les « insurrectionnalistes » d’ici font au contraire un discours « idéologique » : qui revendique à travers un sigle est un ennemi à dénigrer. Ceux qui les connaissent savent très bien le pourquoi d’une telle intransigeance, le fait de communiquer à travers les revendications met en péril leur « pouvoir », leur hégémonie théorique. Les actions revendiquées mettent à nu leur néant pratique. Derrière eux, l’échec d’une projectualité insurrectionnaliste classique qui ne parvient pas à s’adapter à la réalité, et devant eux des discours doctrinaires, ou à peine mieux. Et c’est comme réaction à une réalité qui les écrase que pénètre la panique, la rage et la haine envers tout ce qui pourrait bouger en-dehors de leurs schémas rigides et désastreux. La composante majoritaire de l’anarchisme d’action, ici en Italie, est composée de ces insurrectionnalistes qui ont embrassé la tendance sociale avec un indubitable enthousiasme et sacrifice. Parfois, ils se « salissent » les mains dans l’action, mais toujours avec un œil tourné vers la société civile, en mesurant toujours bien leurs pas, avec une attention toute politique. Partis d’une projectualité insurrectionnaliste « classique », ils en sont aujourd’hui arrivés au « citoyennisme » révolutionnaire, miracle du réalisme politique. Dans quelques années, il deviendra difficile de les distinguer des militants de la Fédération Anarchiste Italienne, de qui ils sont toujours plus souvent accompagnés dans les manifestations, les défilés et les rassemblements. Toujours à célébrer d’improbables libres Républiques, ils font deux pas en avant, deux en arrière, en restant donc de fait au même point, mais toujours en bonne et sympathique compagnie. Le troisième inconfortable, la dite « variable devenue folle » de l’anarchisme d’action en Italie, la FAI informelle et encore plus tous les groupes qui l’ont générée : Cellules Métropolitaines, Révolte Anonyme Terrible, Noyau Révolutionnaire Fantazzini, Cellules contre le capital, la prison, ses matons et ses cellules, Solidarité Internationale, Sœurs en Armes, Noyau Mauricio Morales, Brigade 20 juillet, Cellules Armées pour la Solidarité Internationale, Révolte Animale, Cellule Révolutionnaire Lambros Foundas, Cellule Damiano Bolano, Individualités Subversives Anticivilisation, Conspiration Feu Noir et Nicola et moi du noyau Olga. Un peu plus d’une centaine d’actions sur l’espace de 20 ans. Ces années-là, j’ai assisté en tant que spectateur à la panique des anarchistes de tous les « courants ». Ceux qui étaient terrorisés par la répression et par la ressemblance avec l’acronyme de leur fédération. Ceux qui comme moi ne comprenaient pas ce qu’il se passait, ce qui était en train de bouillonner dans la casserole. Les accusations les plus infamantes ont fleuri en réaction : services secrets, autoritarisme. Les plus rusés ont ignoré le phénomène en espérant un rapide essoufflement, mais quand le virus FAI-FRI s’est répandu dans la moitié du monde, grâce à vous des CCF, les fleuves de paroles ont de nouveau fleuri et continuent à fleurir de la part « d’anonymes » censeurs de l’orthodoxie : « Archipel », « Lettre à la galaxie anarchiste », des fleuves de paroles jamais suivis de faits, du moins ici en Italie.
CCF : Dans tes écrits, lorsque tu parles de pouvoir, te réfères-tu exclusivement au pouvoir de l’État ou aussi au pouvoir diffus dans la société et dans ses structures ?
Alfredo : Quand je parle de pouvoir, je me réfère à tous ses aspects, les plus évidents comme les plus subtils, les plus cachés. Le pouvoir s’infiltre partout dans les rapports entre compagnon-ne-s, dans nos amours, dans nos rapports affectifs et amicaux. Je pense donc qu’il est primordial de rechercher une nouvelle façon de nous projeter, de vivre nos passions, d’interagir entre nous, pour augmenter la qualité de notre action, de notre vie, de notre être en premier lieu rebelles. Je continue de penser que la société n’existe que sous le signe de dominants et de dominés. Ou plutôt, entre dominants et ceux qui se laissent dominer. Il y a sûrement des responsabilités diffuses, et chacun de ces deux sujets sociaux contribue à la limitation de ma liberté, de mon bonheur. Le citoyen démocratique, en bon esclave, craint et respecte le pouvoir, mendie son attention, consolide les chaînes qui nous entravent les poignets. Et cela n’ôte rien au fait que les responsabilités ne sont pas les mêmes, il y a des gradations. Entre un homme et une femme de pouvoir, un riche, un manager, un industriel, un politicien, un scientifique, un technocrate et un « simple » citoyen, employé, ouvrier qui avalise sa vie par sa tranquillité, par son accord, qui avalise le statu quo de par son vote, je frapperai sans hésiter les premiers. Ce qui n’enlève rien au mépris que j’éprouve envers la « servitude volontaire » des résignés, et si le « bon » citoyen s’interposait entre moi et la liberté, je n’hésiterais pas à agir en conséquence. De par le peu d’expérience que j’ai, je peux dire que les gens, le peuple, les exclus, les opprimés, sont bien mieux que ce que nos yeux « idéologiques » nous font voir. Je ne lutte pas pour les résignés, mais pour ma propre liberté, pour mon propre bonheur. Unique référent possible de ma « communauté ». Mon concept de « communauté » est antithétique par rapport au concept intégralisant, autoritaire, abstrait de « société ». Mon être participe d’une « communauté » nihiliste, anarchiste, anti-civilisation, qui est totalement autre, en lutte permanente avec l’existant et qui me contraint à déclarer chaque jour la guerre à la « société ». Je ne veux atteindre aucun consensus, mais renforcer les liens de solidarité réelle avec mes frères et mes sœurs à travers l’action violente. L’internationale noire est ma « communauté » répandue de par le monde, des compagnons de route qui partagent mes besoins d’attaquer sans tergiversations, sans se connaître, nous qui dans les différences sommes une seule chose, un poing fermé, un coup dans l’estomac de la « société » : « combiner la froideur de la stratégie au feu de l’action ici et maintenant, l’intensité avec la durée, avec les fins directs de détruire l’appareil social pour la libération de nos vies » (CCF – Devenons dangereux). Dans la lutte, de nouvelles idées ont éclos, comme des graines dans le vent, transportées loin à travers le feu de l’action, les intuitions, et des stratégies impensables jusqu’alors sont nées. Dans une modernité dont les termes comme société et pouvoir relèvent leur statut de synonymes, je ressens le besoin de nouvelles significations, de nouveaux mots pour véhiculer ma « nouvelle anarchie » continue. Utiliser de nouveaux mots, parce que les vieux sont trop étroits. De nouvelles significations pour une projectualité complètement différente. Les mêmes mots, à des latitudes différents, peuvent représenter des concepts très différents. La soi-disant « organisation informelle », du moins comme elle a été théorisée en Italie entre la fin des années ’70 et le début des années ’80, est une chose bien différente de l’informalité de la FAI-FRI. Selon les insurrectionnalistes italiens, l’organisation informelle devait principalement se fonder sur l’outil de l’assemblée et sur la création de comités de base et de ligues autogérées. Où les anarchistes, en tant que véritable minorité agissante, après avoir contribué à leur création à travers des réseaux, des contacts, des affinités, auraient du chercher à orienter le « mouvement réel » vers des débouchés insurrectionnels. Le champ de bataille de cette stratégie insurrectionnaliste : la « lutte intermédiaire ». Les exemples « concrets » qui sont donnés sont toujours les mêmes : Comiso, que nous avons déjà cité, et la grève sauvage des cheminots de Turin en 1978 (??). C’est avec un certain embarras, je me souviens, que j’assistai à l’explication d’un compagnon, face aux juges du procès Marini, de la différence entre la méthodologie insurrectionnaliste et la conception de groupe armé d’Azione Rivoluzionaria (Action Révolutionnaire, organisation armée communiste-anarchiste des années ’70), tout ça pour prendre ses distances de l’idéologie de la lutte armée [lottarmatismo], subtilités d’une sorte d’insurrectionnalisme « noble » duquel je ne me sens en rien le fils. Aujourd’hui, certaines stratégies font leur réapparition chez les anarchistes en Italie dans les procès No TAV, avec en plus le dangereux corollaire de sympathies de la part de magistrats démocrates et d’intellectuels de gauche. Société civile accueillie à bras ouverts, pour contraster avec la peur qui suit la répression. Rien de plus éloigné de la conception antisociale, anti-organisation, nihiliste, exquisément anarchiste, de la FAI-FRI. Voilà pourquoi je ne fais pas référence à l’organisation informelle lorsque je parle de la FAI, mais à une différente méthodologie d’action. Certains mots sont dépassés, des mots comme « organisation », par exemple, je préfère ne pas les utiliser parce qu’ils ne nous représentent pas, ils sont autre chose que nous. Comme sont d’ailleurs les mots pouvoir et société, avec tout leur corollaire d’abominations et de monstruosités.
CCF : Une grande partie du mouvement anarchiste, tant dans la pratique que dans la théorie, s’opposent à l’État et aux institutions, mais n’en font pas autant contre la civilisation et la technologie. Au contraire, très nombreux sont ceux qui s’imaginent des usines auto-organisées et un « gouvernement anarchiste » de notre vie. Quelle est ton opinion sur la technologie et sur la civilisation ?
Alfredo : La vision de l’anarchisme scientifique et positiviste du XIXème siècle est celle qui prévaut encore aujourd’hui. Il y encore des gens qui, en 2014, se posent l’absurde « problème » de savoir quoi faire le jour après la révolution. Comment gérer la production, comment affronter les inévitables disettes, comment autogérer les usines, comment réguler les futurs rapports sociaux. Si je mets au centre de mon action mon opposition à la civilisation et à la technologie, le concept de révolution tel qu’il était entendu il y a un siècle est de fait mis de côté. Mettre en discussion l’ensemble de la civilisation présuppose une destruction totale, apocalyptique, utopique, irréalisable. La révolution, avec son « simple » et réalisable retournement des rapports sociaux, est bien peu de chose, ce n’est qu’un inutile palliatif parce que créateur de nouvelle civilisation. En déclarant la guerre à la civilisation, nous éteignons le besoin d’en vivre en-dehors (chose impossible, car elle ne nous abandonne jamais, nous la portons toujours en nous), mais vivons contre elle. En créant des communautés en guerre permanente avec la société, nous construisons des moments de bonheurs, nous vivons repus de l’intense joie de nos vies. La révolution est un outil insuffisant, avec son « réalisme » politique et concret, même dans sa variante libertaire, avec ses communes autogérées, avec son administration-gouvernement du monde, avec son inévitable création de statu quo : elle brise des ailes, enfreint des espoirs, crée de nouvelles chaînes. La révolte, avec sa charge infinie de rupture, avec son manque de perspective, avec sa négation absolue de la politique, réalise des espoirs et brise des chaînes. La femme et l’homme en révolte détruisent des chaînes sans vouloir en construire d’autre, et cela suffit à remplir n’importe quelle existence d’aventure et de bonheur.
CCF : Que penses-tu du réseau international de l’ALF et ELF ? Y a-t-il des perspectives de connexion avec la FAI ?
Alfredo : Pour les compagnons qui comme moi se sont formés dans les luttes des années 90 en Italie, la contribution que les groupes d’action de l’ALF, puis de l’ELF, et de leur réseau international ont donné à l’imaginaire révolutionnaire, anarchiste et au mode d’organisation en groupes d’affinité à été très importante. Leur perspective écologiste, animaliste a changé la vision de nombreux anarchistes. En Italie, leur propension au groupe d’affinité à été accueillie avec beaucoup d’enthousiasme par les insurrectionnalistes, en tant qu’exemple concret d’organisation informelle. Les premières actions de l’ALF en Italie étaient étroitement liées à une vision anarchiste. Avec le temps, la perspective anarchiste est allée en s’effilochant. La seule objection que je me sens de pouvoir apporter aujourd’hui sur leur façon de faire est sur la contrariété qu’ils ont à attaquer les personnes. Même si je sais qu’il y a eu d’énormes débats, sincèrement, je n’arrive pas à comprendre cette position. Je comprends et parage plus la violence exercée par les ITS [Individualides Tendiendo a lo Salvaje, devenues Reacción Salvaje il y a quelques mois, NdT] mexicaines, leur conception anti-civilisatrice sauvage, anti-idéologique. En ce qui concerne les « connexions » entre la FAI-FRI, l’ELF et l’ALF, il n’y a pas de doute, c’est un fait dont il faut simplement prendre acte, il suffit de lire les revendications de l’ELF-FAI-FRI russe et de l’ALF-FAI mexicaine. Au risque de me répéter, je ne peux que rebattre le fait que la FAI-FRI est une méthodologie, une méthode, signer comme ça signifie inviter d’autres groupes FAI-FRI dispersés dans le monde à adhérer à une campagne de lutte, d’augmenter ses forces, de faire rebondir nos actions d’un bout à l’autre du monde. Rendre plus efficace et destructrice notre propre action. Rien de plus, rien de moins. Les sœurs et les frères de l’ALF et de l’ELF qui ont signé FAI-FRI ont adhéré à cette méthodologie, sans renoncer en aucun cas à leur histoire. Nous ne jouons pas à Risiko, la FAI-FRI n’est pas une organisation qui englobe des sigles dispersés dans le monde. On prend part à la FAI-FRI seulement au moment où l’on agit et que l’on frappe en revendiquant FAI, puis chacun retourne à ses propres projets, à ses propres perspectives individuelles, à l’intérieur d’une internationale noire qui comprend une multitude de pratiques agressives et violentes. Je me suis ensuite convaincu (et peut-être que je me trompe) que les frères et les sœurs de l’ALF et de l’ELF qui ont signé FAI l’ont fait pour souligner leur être anarchiste, leur adhésion à la projectualité anarchiste, à ce que j’appelle « nouvelle anarchie », pour prendre leurs distances de cet écologisme qui base tout sur l’empathie et sur la pitié.
CCF : A présent, la FAI est un réseau international d’anarchiste d’action, avec des dizaines de cellules dans de nombreux pays du monde entier. Le début de cette aventure a été l’Italie, en 2003, avec une lettre ouverte de la FAI adressée au mouvement antiautoritaire. Si tu le veux bien, dis-nous brièvement comment tu vois l’évolution de la FAI et quels sont aujourd’hui ses points de référence.
Alfredo : Quand, en 2003, j’ai lu la « Lettre ouverte au mouvement anarchiste et antiautoritaire », signée par la Coopérative Artisane Feu et Affinités (occasionnellement spectaculaire), Brigade 20 Juillet, Cellules contre le capital, la prison, ses matons et ses cellules, Solidarité Internationale, j’ai été très frappé. Beaucoup n’ont lu cette lettre que comme une amusante provocation adressée au vieil anarchisme dogmatique de la Fédération Anarchiste Italienne. Encore aujourd’hui, de très dignes compagnons, tels Gustavo Rodriguez, soutiennent cette thèse dans leurs écrits, mal informés par des anarchistes italiens qui ne savent rien et qui ont beaucoup fait depuis le début pour mettre des bâtons dans les roues à cette nouvelle tendance de l’anarchie. J’ouvre une brève parenthèse, les écrits de Roriguez sur l’internationale noire sont à mon avis remarquables, quelques points qu’il fait ressortir nous ouvrent réellement de nouvelles perspectives. Cela dit, j’ai pour ma part dès le début pris très au sérieux le choix de l’acronyme FAI, en n’y voyant pas seulement une attaque contre la vieille fédération formelle, mais comme une nouvelle projectualité. Même si j’étais à l’époque très loin d’une telle perspective, c’est à ce moment que j’ai commencé ce lent processus qui m’a conduit en 2012 à agir dans le noyau Olga de la FAI-FRI. En relisant aujourd’hui la « Lettre ouverte au mouvement anarchiste et antiautoritaire », je me rends compte de tout le chemin qui a été fait, d’à quel point a évolué cette conception de l’anarchie, et d’à quel point elle continue d’évoluer :
« FÉDÉRATION parce que nous l’entendons au sens de ramification diffuse et horizontale : fédération de groupes ou individus, femmes et hommes, librement et égalitairement unis dans la pratique d’attaque contre la domination, conscients de la valeur du soutien mutuel et de la solidarité révolutionnaire comme instrument de libération. Nous entendons la fédération comme ayant des rapports stables dans la durée, mais en même temps fluides, en constante évolution grâce à l’apport en idées et pratiques de nouveaux groupes ou individus qui décideront d’en faire partie. Nous pensons à une organisation non démocratique : sans assemblée plénière, représentants, délégués ou comités, dénuée de tous ces organes qui favorisent la naissance de leaders, l’émergence de figures charismatiques et l’imposition de spécialistes de la parole. La communication se basera sur le débat horizontal et anonyme, produit par la pratique elle-même (revendication des actions) et par la diffusion de théorie au moyen des instruments d’information du mouvement. En résumé, à l’élimination de l’assemblée se substitue le débat horizontal-anonyme entre les groupes/individus qui communiquent par la pratique. La fédération est notre force, la force des groupes/individus qui se soutiennent dans l’action, à travers un pacte de soutien mutuel bien défini.
ANARCHISTE, parce que nous voulons la destruction de l’état et du capital pour vivre dans un monde dans lequel “domine” la liberté et l’autogestion, où soit possible tout type d’expérimentation sociale qui ne comprenne pas l’exploitation de l’homme par l’homme et de l’homme sur la nature. Nous sommes radicalement hostiles à tout cancer marxiste, une sirène incantatrice qui incite à la libération des opprimés mais est en réalité une machine centralisatrice qui écrase la possibilité d’une société libérée pour remplacer une domination par une autre.
INFORMELLE. N’ayant aucun type de conception avant-gardiste et ne nous sentant pas non plus faire partie d’une minorité illuminée active, mais voulant simplement vivre aujourd’hui et immédiatement notre anarchisme, nous avons opté pour l’organisation informelle, soit l’informalité comme le seul instrument organisatif qui puisse nous préserver des mécanismes autoritaires et bureaucratisants, préservant notre indépendance comme groupes/individus et nous garantissant une certaine marge de résistance et une continuité dans la confrontation avec le pouvoir. La Fédération Anarchiste Informelle, bien que mettant en pratique la lutte armée, refuse la conception qui se base sur des organisations monolithiques, structurées de manière “classique” : bases, réguliers-irréguliers, clandestinité, colonnes, cadres dirigeants, énorme nécessité d’argent. Les structures nous paraissent facilement ébréchables par le pouvoir : il suffit du cas classique de l’infiltré ou du délateur pour faire tomber comme un château de carte l’organisation entière ou une grande partie d’elle. A l’inverse, dans une organisation informelle constituée de 1000 individus ou groupes qui ne se connaissent pas entre eux (ou plutôt, qui se reconnaissent à travers les actions menées et le pacte de soutien mutuel qui les lie), les cas fâcheux d’infiltration ou de délation restent circonscrits au groupe en question, sans s’étendre. De plus, celui qui fait partie de la Fédération Anarchiste Informelle n’en est militant avec tous les effets qu’au seul moment spécifique de l’action et de sa préparation, ce qui n’implique pas la vie et la perspective toutes entières des compagnons, permettant de ranger définitivement au grenier toute spécialisation dans la lutte armée. Une fois enracinés, le pouvoir rencontrera d’énormes difficultés pour nous détruire. »
(extrait de la revendication de l’attentat du 21 décembre 2003 contre Romano Prodi, à l’époque président de la Commission Européenne, extrait de « Il dito e la luna », pages 14-15).
L’élan vital de la FAI-FRI est son renouvellement permanent, sa stimulante évolution. Aujourd’hui, le besoin de dépassement de vieux concepts comme « organisation », « société libérée », « révolution » est plus que jamais nécessaire. D’autres concepts comme « fédéralisme », « informalité », « soutien mutuel », « débat horizontal-anonyme entre groupe/individus à travers la pratique », « refus des assemblées plénières » maintiennent tout leur force, demeurant les piliers sur lesquels fonder notre projectualité. Les anarchistes d’action de la FAI de ce 2003 se sont donné de nouvelles perspectives et ont développé de nouvelles connexions. En ignorant les délires vides des théoriciens purs de l’insurrection, et contre tout « réalisme » politique, ils ont fait en sorte que des concepts comme le nihilisme et la lutte antisociale refassent surface, plus vivants que jamais. Le cerveau de la FAI-FRI est ce débat chaotique et continu de femmes et d’hommes à travers l’action. De nouveaux mots et de nouvelles perspectives viendront décrire de nouveaux parcours que nous n’imaginons pas encore aujourd’hui, des mots qui à leur tour seront dépassés par des concepts encore plus efficaces et destructeurs parce qu’ancrés dans l’action. Une expérimentation continue de révolte, rien d’établi, rien d’immuable das le temps si ce n’est un insatiable désir de liberté et la tension continue de l’anarchie. Avec l’action contre Adinolfi, Nicola et moi avons adhéré (bien qu’en retard) à cette projectualité, en apportant notre contribution anti-civilisation et anti-technologie à la FAI-FRI. Sur la même ligne, les contributions de la FAI anglaise, chilienne et mexicaine sont vraiment intéressantes. Mais sachez tout de même que les nouvelles que nous recevons en prison sont peu nombreuses, et censurées, donc notre connaissance de ce qu’il se passe dehors est très limitée. C’est l’évolution que vous, la CCF, avez apporté à l’internationalisation de la FAI qui a permis d’imprimer cette accélération qui a fait naître en parallèle le concept d’« internationale noire ». Le point de référence de la méthodologie FAI-FRI ne peut qu’être cette « internationale », avec tout son univers d’actions revendiquées ou non, d’affrontements, de barricades et d’attaques violentes. La « nouvelle » perspective nihiliste, avec tout son potentiel anti-organisateur, est le plus grand fruit de ce dialogue à travers les actions. Un rôle extrêmement important, vital, ont aussi ceux qui, à travers les actions et pas seulement dans la discussion, critiquent notre méthodologie en mettant en relief le risque que nous courrons toujours, que tout se réduise à un sigle. Pour dépasser ce risque, il nous faut développer le plus possible les « campagnes révolutionnaires », qui trop souvent restent trop peu entendues par les autres groupes FAI-FRI. Même si parfois (et j’espère toujours plus souvent) ils nous surprennent, comme par exemple l’opération « Phénix », commencée en Grèce et répandue ensuite dans la moitié du monde.
CCF : L’anarcho-nihilisme est peut-être la tendance la plus calomniée de l’anarchie, tant par les anarchistes « officiels » que par la propagande d’État. Quelle est ta position sur l’anarcho-nihilisme et sur les critiques qui en sont faites ?
Alfredo : Par nihilisme, je veux dire volonté de vivre tout de suite et maintenant la vraie anarchie, laissant de côté l’attente d’une révolution future. Vivre l’anarchie veut dire lutter, s’armer, affronter l’existant sans attendre. Il n’y a que dans ce conflit que l’on peut savourer la pleine félicité, et son ensemble de rapports, de complicités, d’amours, d’amitiés, de haines. Il n’existe pour moi aucune autre façon de vivre pleinement et avec satisfaction le présent, la vie. Dans ce nihilisme se réalise mon anarchie, réelle, concrète, aujourd’hui, tout de suite. Le nihiliste détruit, il ne construit rien, parce qu’il ne veut rien construire. Une révolution créerait inévitablement d’autres chaînes, de nouvelles autorités, une nouvelle technologie, une nouvelle civilisation. L’anti-civilisation ne peut qu’être nihiliste, parce que c’est dans la destruction de la société que cette nouvelle anarchie se réalise. Détruire non pas parce que la volonté de destruction est aussi une volonté créatrice, mais parce que nous ne voulons plus rien construire. Détruire parce qu’il n’y a pas de futur dans la civilisation. Je ne suis pas surpris outre mesure que le nihilisme soit la « tendance » anarchiste la plus calomniée par les anarchistes eux-mêmes. Dans sa dimension concrète et sans pitié, elle nous enlève la fin heureuse de la comptine avant la nuit (la révolution future) et nous contraint à l’action, ici et maintenant, faisant peur à ceux qui, devenus lâches, sont toujours prêts à remettre le conflit à plus tard. Mon nihilisme va de pair avec ma vie, avec l’action, rejette la figure du grand homme, et n’a rien à voir avec l’individualisme de palabres du siècle passé ou de nos jours. Mais il a beaucoup en commun avec l’anarchie individualiste et anti-organisatrice d’hommes d’action comme Novatore, Di Giovanni, Galleani.
CCF : En tant qu’anarchiste nihiliste, acceptes-tu l’idée que « la société de masse fera sa révolution lorsque les conditions seront mûres » ?
Alfredo : En tant qu’anarchiste nihiliste, je suis clairement contre toute vision déterministe de l’anarchisme, contre tout anarchisme « scientifique ». Je ne pense pas que l’histoire nous conduise vers l’anarchie en nous prenant par la main. Au contraire, je pense que notre destin est celui d’aller toujours à contre-courant. La société se basera toujours sur une forme ou un genre d’esclavage. La seule pensée que nous puissions un jour réaliser la « société parfaite » me terrorise. L’anarchie se transformerait en régime. L’utopie se ferait dystopie. Je préfère tendre vers l’anarchie et réaliser mon bonheur dans cette tension continue. Les conditions murissent lorsque la volonté prend le dessus sur la peur, les conditions sont toujours bonnes pour un geste de révolte. Et tant mieux si par la suite la révolte devient communauté à travers la complicité avec d’autres individualités, et dans ce cas notre force se multiplie au centuple, et notre plaisir grandit lui aussi proportionnellement. Seuls les femmes et les hommes d’action peuvent comprendre le potentiel réel de la volonté : des choses en apparence impossibles sont réalisées, des actions désespérées deviennent des exemples, renforçant notre volonté. Un anarchiste dépourvu de courage est un anarchiste sans volonté, il sait ce qui est juste mais n’a pas la force de le confirmer par les faits, il reste à regarder, et au mieux il parle et écrit. Il est le plus infortuné des êtres.
CCF : Quelle est ta position sur les structures anarchistes formelles (par exemple les fédérations), lesquelles mutilent leur pratique et leur théorie au nom de leur dimension massive et de l’acceptation sociale ?
Alfredo : Les structures formelles ont une tête – les dirigeants –, des bras – les militants –, des jambes – les commissions de correspondance. L’informalité de la FAI-FRI a la tête dans l’individu, les bras dans les groupes d’affinité et les jambes dans l’action violente. Il ne faut cependant pas penser que le groupe d’affinité soit une exclusivité des structures informelles, il existe de nombreux exemples d’organisations anarchistes formelles qui basent leur action sur les groupes d’affinité : la FAI [Fédération Anarchiste Ibérique, créée dans les années ’30, NdT] espagnole avant 1936, la FIJL [Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires] et leurs groupes d’action après la victoire de Franco, etc. Cependant, dans tous ces cas, il y avait une coordination, une ligne à respecter, une direction politique. La liberté de l’individu était limitée. La caractéristique principale de l’informalité de la FAI-FRI est la totale absence d’organisation, de direction, de coordination. La totale autonomie de chaque groupe et individu. A l’organisation est substitué le dialogue à travers les actions, et le moteur n’en est plus la société, mais la communauté en lutte. La soi-disant « organisation » informelle telle qu’elle a été théorisée en Italie prévoit, qu’elle le veuille ou non, une direction, des experts de l’informalité qui conduisent les assemblées, dirigeant de manière indirecte les groupes d’affinité. Le plus doué, le meilleur dans le discours, le plus charismatique a la possibilité de s’imposer sur les autres. La « hiérarchie » qui se forme à travers cette « informalité » est la plus subtile et la plus difficile à éradiquer, parce qu’invisible. La stratégie insurrectionnelle informelle « classique » prévoit d’avoir des rapports avec des organisations spécifiques, des ligues, des comités populaires, parce que dans ses perspectives se trouve la révolution, l’augmentation quantitative. Perspective absente dans la FAI-FRI dans sa tendance antisociale, anti-civilisation. En nous, il n’y a pas de politique, pas de compromis, et de cette façon nous ne courrons pas le risque de devenir une classe dirigeante. Je ne supporterais pas de faire partie d’une organisation parce que ma liberté individuelle en serait limitée. Après, il y a tout le discours sur la répression. Il est beaucoup plus facile de démanteler une organisation que 10, 100, 1000 individus et groupes d’affinité qui ne se connaissent pas entre eux, mais c’est une chose secondaire.
CCF : Aujourd’hui, en Grèce, quelques squats anarchistes se montrent comme alternative aux centres culturels plutôt que de construire des points de rencontre pour des nouveaux compagnons ayant l’intention d’agir. Quelle est la situation en Italie et que penses-tu des squats ?
Alfredo : Je n’ai jamais eu beaucoup de sympathie pour ce qui est appelé centre social en Italie. Dans les années ’90, les endroits que nous occupions se définissaient « ni centres, ni sociaux », nous venions en mode ludique, existentiel, individualiste, nous n’avions pas de perspective sociale ou communicative avec le quartier qui nous entourait, nous cherchions essentiellement la qualité de notre vie, de nos rapports, nous critiquions durement le « militantisme ». C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison que certains d’entre nous, se foutant totalement de la communication, exprimaient une forte violence contre le système. Je crois que l’occupation, le squat, s’il crée de la conflictualité, des complicités et de l’action, peut devenir un endroit splendide où vivre la conflictualité envers le reste du monde. Ensuite, à dire vrai, je les ai très peu fréquentés ces dernières années, et j’ai cherché mes complicités ailleurs.
CCF : Tous les anarchistes d’action se débattent dans le dilemme entre l’activité publique et l’activité illégale. Quelle est ta position ?
Alfredo : Je suis convaincu que les seules actions ayant une réelle incidence sont les actions illégales. On ne peut vivre l’anarchie qu’à travers l’illégalisme. Ce qui n’enlève rien à l’importance des journaux, des livres, des brochures, des manifestations, des occupations, mais la priorité, l’activité irremplaçable et à côté de laquelle ne peut passer un anarchiste ne peut être que la confrontation directe avec le système, l’action violente. Le système le sait bien, en démocratie, on te laisse dire ce que tu veux. Les vrais problèmes arrivent quand tu mets en pratique ce que tu dis. Je ne suis pas d’accord avec les compagnon-ne-s qui disent que toutes les actions ont la même dignité. L’action violente en a plus que les autres. Au diable des risques de spécialisation, surtout quand la seule spécialisation actuellement en vigueur est celle de la plume.
CCF : Dans quelques pays d’Europe, il y a une tension connue comme anonymat – politique. Les souteneurs idéologiques de l’anonymat-politique soutiennent que « les revendications et les acronymes comme la FAI créent la propriété de l’action ». Nous, la CCF, pensons que nos actions nous déterminent nous-mêmes et que la revendication n’est pas un titre de propriété, sinon un acte de guerre. Qu’en penses-tu ?
Alfredo : L’absence d’acronymes ou de revendications ne suffit pas à nous sauvegarder du risque d’autoritarisme et d’avant-gardisme. Les compagnon-ne-s de la « Lettre à la galaxie anarchiste » nous accusent d’avoir une volonté hégémonique, d’être une organisation, l’une des nombreuses fédérations anarchistes. Tout comme les magistrats qui nous ont condamnés, ils voient en nous une organisation, un pseudo parti armé. Convaincus que notre objectif soit d’être reconnus par l’État, ils font de nous une caricature lottarmatista. A cette « fine » et « inébranlable » conviction, ils en font suivre d’autres, plus porteuses de propositions et plus optimistes : la conviction qu’il suffit de ne pas la revendiquer pour qu’une action devienne comme par magie reproductible, le patrimoine de « tous » ; que l’on sort automatiquement d’une perspective politique quand on ne se donne ni nom ni acronyme ; que ceux qui communiquent à travers les instruments que le « mouvement » s’est donné – assemblées, conférences, journaux, revues, sites – n’encourent pas les mécanismes de leadership autoritaires et de spécialisation et – cerise sur le gâteau – qu’en ne revendiquant pas, les tribunaux ont du mal à nous réprimer. Disons que ces points arrêtés sont l’épine dorsale de l’insurrectionnalisme social « classique » tel qu’il s’est diffusé en Italie, en France, en Belgique… avec ses hauts et ses bas, ses succès et ses échecs. Abandonnons toutes les sottises que ce « courant » de l’anarchisme informel, dans sa composante italienne, a retourné contre la FAI-FRI : accusations contre la pratique des colis piégés, jugée abjecte (??) ; accusations de vouloir l’hégémonie du mouvement et de rendre invisible les actions anonymes (??), l’accusation d’être une organisation, un parti (??) et, pour finir, l’accusation d’être une avant-garde. Des insultes qui ne facilitent certes pas une discussion équilibrée et qui ne me surprennent pas plus que ça, vu les précédents. Les mêmes compagnon-ne-s soutenaient il y a quelques années que ceux qui mettaient en pratique l’enlèvement de personnes n’était pas digne de se définir anarchiste (??), pour ensuite s’indigner si des anarchistes, dans un excès de panique avec leurs « points sur les i… », prennent leurs distances vis-à-vis de notre tir (celui de moi et Nicola) de Gênes. Il m’est difficile d’entretenir des rapports avec ces compagnon-ne-s, pas tellement à cause des insultes, mais plutôt parce que de telles déclarations de tentatives ici en Italie, et je souligne en Italie, sont accompagnées depuis plus de 15 ans d’énormément de théorie et d’extrêmement peu de pratique, pour ne pas dire le néant absolu, et il serait hypocrite de leur part de faire semblant que ce n’est pas le cas. En Belgique, où cette vision de l’informalité déplace concrètement ses pas, les faits sont évidents, tout comme, malheureusement, les réponses répressives de la part du pouvoir. Malgré tout ce que peuvent en dire les souteneurs de l’anonymat, aucune théorie ne peut nous donner la certitude de l’impunité, surtout quand l’action cesse de devenir symbolique pour se faire destructive. Et ce ne sera certainement pas le refus d’un acronyme, l’anonymat d’une action qui nous rendra imperméables à la répression. Et parfois, la soi-disant « innocence » ne suffit même pas. Ensuite, pour dire la vérité, ceux qui agissent avec un code pénal en main m’ont toujours inspiré un certain dégoût. Mon approche de l’action revendiquée ou pas est pragmatique. Je n’en fais pas une question idéologique ou de principe, mais de concret et d’efficacité. Moi-même, dans certains cas, je pourrais être porté à ne pas revendiquer. La FAI-FRI est à mon sens un outil très efficace, mais rien de plus qu’un outil, l’un des outils que ma communauté, l’internationale noire, adopte au sein de sa guerre contre la société, contre la civilisation. Une fois cela dit, j’ai adopté la méthode de la FAI-FRI parce qu’opposé à toute organisation, pour éviter d’être sujet à des leaderships de quelque sorte que ce soit, pour outrepasser, grâce à la communication faite dans les revendications, tous les mécanismes comportant le risque d’autoritarisme comme les assemblées, les ligues, les noyaux de base, les comités, les mouvements, pour sauvegarder mon anonymat et surtout pour renforcer mon potentiel destructeur à travers les campagnes révolutionnaires, sans limiter ma liberté individuelle. Ne connaissant pas les autres frères et sœurs de la FAI-FRI, le charisme et l’influence ont du mal à s’imposer, limitant ainsi de façon remarquable les risques pour notre liberté. Seuls parlent les faits, seule compte l’action fille de la volonté. Au sein de l’insurrectionnalisme « classique », face à l’anonymat, tout le monde connait tout le monde, les idées et les occasions se forgent à l’intérieur des assemblées, donnant trop d’espaces aux inénarrables spécialistes de la théorie, de l’idéologie. En dépassant le assemblées plénières et en ne communiquant qu’à travers les actions, la FAI-FRI nous permet de ne pas perdre un temps précieux à discuter pendant des heures d’énormes systèmes avec des gens qui ne se sont jamais sali les mains dans l’action et qui ne se les saliront jamais. Ce qui nous permet, comme dernière analyse, d’évincer de nos vies ceux qui ne mettent pas en pratique ce qu’ils disent. Aujourd’hui, je ressens le besoin de voir fleurir les énergies que je mets dans l’action, qu’elles se reproduisent, construisent, rebondissent d’une partie du monde à l’autre dans de nouveaux parcours. Avec les revendications, les actions se parlent, se diffusent, et augmentent dans leur virulence. La pratique dudit anonymat de l’action ne me satisfait pas du tout, pour autant que celui-ci soit respectable et agréable, parce qu’il ne renforce pas notre action, n’ouvre aucun discours, qu’il se fatigue à la longue, nous limitant, nous dispersant, nous isolant. Cela réduit énormément le reproductibilité du geste qui, s’il n’est pas accompagné de mots, s’éteindra. L’anonymat de l’action dans une perspective sociale a un sens de camouflage. On cherche à convaincre les gens, on recherche le consensus pour faire la révolution, on fait semblant d’être « des gens » pour faire en sorte que notre action devienne un patrimoine « collectif », parce qu’en ne la revendiquant pas, « n’importe qui » aurait pu la réaliser. L’action non revendiquée, dans ce cas, a effectivement un sens fort, un sens très politique, social, un sens qui risque de faire de nous l’une des nombreuses avant-gardes en place. Naturellement, ce sens ne pourra jamais être le mien, parce que je rejette toute perspective sociale dans ma façon d’agir. L’anonymat de l’action dans une perspective sociale trouve son sens dans le plaisir ludique que l’on trouve en faisant saigner ce qui nous détruit, cette immense satisfaction de faire ce qui doit être fait, tout simplement parce que c’est juste. Ce n’est pas rien, cette perspective égoïste fait entièrement partie de l’arsenal antisocial des pratiques de l’internationale noire. Elle a été ma pratique de par le passé, elle pourrait le redevenir dans le futur, mais aujourd’hui, la FAI-FRI est ma perspective sur le monde. La question à laquelle se confronter aujourd’hui n’est pas celle de revendiquer ou non les actions, entre utiliser un acronyme ou non, mais entre la conception politico-sociale de l’anarchisme et la conception nihiliste-antisociale de l’anarchie. Un choix crucial, entre anarchisme et anarchie, révolution ou révolte, vieille ou nouvelle anarchie, un choix crucial et inévitable. Le discours anti-civilisateur ne peut exister dans une optique sociale, tout comme ne peut exister un discours anti-technologique dans une optique sociale. Société, civilisation, technique ne peuvent se passer les unes des autres. Historiquement, seuls les partis et leur arsenal autoritaire, hiérarchique, ont fait la révolution. Il n’y a rien de plus autoritaire qu’une révolution, rien de plus anarchique que la révolte. La révolution structure, organise, se fait civilisation, progrès. La révolte déstructure, n’a pas de futur, vit dans le présent, suspend nos existences dans un éternel « ici et maintenant », ne rassasie jamais nos désirs, nous poussant toujours en avant, à la recherche perpétuelle de l’impossible. Une tension continue qui ne nourrit de la destruction de l’existant. Quand je parle de « nouvelle anarchie », je veux dire cette anarchie qui se passe tranquillement du concept de révolution, de réalisme, de politique. Le diable au corps de Bakounine, la folie visionnaire de Cafiero, la soif de justice de Ravachol et de Henry, la haine et la vengeance de Di Giovanni, l’impatience de Filippi, les poésies et le plomb de Novatore, le désespoir sanguinaire de Bertoli font tous partie de cette « nouvelle anarchie ». L’internationale noire, mes frères et sœurs de la FAI-FRI sont aujourd’hui l’incarnation de cette « nouvelle anarchie ». Le temps est venu de prendre acte que nous sommes autre chose, qu’un abîme nous sépare du vieil anarchisme. Il n’y a en nous plus d’espace pour les grandes illusions : révolution, progrès, civilisation. Notre parcours est différent de celui de l’anarchisme social, réaliste, rationnel, positiviste, force de proposition, créateur de nouvel ordre et civilisation. Un parcours différent, le nôtre, qui trouve dans l’anti-civilisation la clôture d’un cercle. Un cercle qui ne nous mène nulle part, sinon à vivre pleinement la vie. Nous définir comme porteurs d’une « nouvelle anarchie », aussi ingénu que cela puisse paraître, nous sert à nous distinguer de l’anarchisme politique, mais aussi d’une sorte d’insurrectionnalisme social teinté d’idéologie.
CCF : « La solidarité entre anarchistes d’action va au-delà des mots ». Comment les anarchistes italien-ne-s ont-ils vécu votre procès, et comment s’est exprimée leur solidarité ?
Alfredo : Il y a deux types de solidarité. L’une passive, qui sert trop souvent à se laver la conscience de sa propre inactivité, et qui ne colmate pas la distance entre les mots et les faits. Et une solidarité active, concrète, une solidarité réelle que certains appellent révolutionnaire, faite en silence dans l’anonymat, dans laquelle seules les actions destructives parlent aussi à travers les mots qui les accompagnent. Inutile de dire laquelle des deux je préfère. En dernier lieu, la meilleure solidarité que je puisse recevoir est de voir que la projectualité de cette nouvelle anarchie, sous toutes ses formes, continue à évoluer, indifférents aux coups répressifs qu’elle endure. Je ne nie pas que chaque fois qu’une action nous mentionne comme prisonniers de guerre, en Italie comme dans le reste du monde, mon cœur se remplit de joie. Voilà quelle est ma vie d’aujourd’hui. La guerre continue. Ne jamais se rendre, ne jamais plier.
Longue vie à la FAI-FRI
Longue vie aux CCF
Vive l’internationale noire