Italie : Lettres de Marianna Valenti, Francesco Di Berardo et Nicolò Angelino

Lettre de Marianna
Depuis la prison de Vercelli – 12/06/2014

Et si la peur changeait de camp ?

Qui est-ce qui étouffe chaque jour la liberté de circuler dans les rues du quartier ?

J’habite à Porta Palazzo et je croise inévitablement les rondes interarmées qui font la chasse aux sans-papiers à encager dans un centre de rétention, je tourne, j’arrive sur la place et je vois un groupe de flics municipaux qui font démonter les petits stands des vendeurs de menthe à la sauvette, ils font fuir les dames avec leurs chariots remplis de pain, de msemen et de botbot. Je monte sur le bus 4 pour arriver rapidement jusqu’à Barriera, et les voilà, les contrôleurs agressifs qui traquent et qui poussent dehors ceux qui n’ont pas l’argent pour le ticket. Il faut donc prendre le 51, qui est lent, moins fréquent et blindé de monde.

Qui menace et effraie les gens jour après jour?

Les patrons font chanter : soit tu acceptes d’être exploité.e, soit du boulot, t’en auras pas. Qui n’ a pas envie d’être exploité.e, tente le vol, un braquage, l’arnaque, ce qui fait planer sur chacun de ses gestes l’ombre d’une cellule de prison.

Toujours plus fréquemment les sous pour payer le loyer manquent, et toujours les proprios et petits patrons apparaissent pour menacer les locataires retardataires de les envoyer valser, ensuite la police pour défoncer la porte et jeter les valises sur le trottoir, pour qu’enfin arrivent les assistants sociaux et leurs menaces d’enlever les enfants aux parents considérés tellement malavisés d’avoir décidé non pas de payer un proprio, mais de manger. Et si la peur changeait de camp ?

C’est ainsi que des possibilités se créent, à partir des besoins partagés, des soucis communs dialoguant entre eux. Qui a déjà vécu des luttes et qui est agité.e. a une suggestion à la bouche. S’organiser.

D’un coté, la densité des expulsions locatives entre Porta Palazzo et Barriera augmente et il est toujours plus difficile pour ceux et celles qui peuplent ces quartiers de récupérer de l’argent ; d’autre part, les processus de requalification nettoient et chassent : les immeubles sont rénovés et les loyers augmentent dans ces mêmes coins de la ville.

Pour défendre les maisons des expulsions locatives, des piquets devant les portes sont organisés en attendant l’huissier pour lui arracher un délai, avec l’implication de la famille, des voisin.e.s et des ami.e.s.

C’est le lieu où on se rencontre et où on se connaît, où se tissent et se resserrent les ententes et les complicités entre et autour de celles et ceux qui sont expulsables, là où débute un réseau d’aide mutuelle capable de se tenir debout tout seul.

Une assemblée se forme pour s’organiser au niveau logistique, pour affronter les problèmes et les peurs, pour discuter des propositions, en se partageant les tâches et les responsabilités, les voix qui y prennent la parole sont toujours plus nombreuses. « Qui savait déjà lutter » laisse la place aux personnes directement concernées, il n’y a pas de spécialiste en « résolution d’expulsions locatives », ni l’envie d’avoir le rôle d’un organisme d’assistanat. On veut lutter ensemble, en tendant vers la réciprocité dans les rapports.

J’ai connu les rues du quartier à travers la lutte. J’ai découvert comment m’orienter, quel raccourci prendre, en vivant ces rues, en courant vers une maison menacée d’expulsion, en y retournant en marchant, en faisant des manifs joyeuses après avoir arraché un long délai, énervées quand quelqu’un était jeté.e à la rue.

En plus de connaître vers où mes pieds m’amenaient sur le bitume, j’ai appris à reconnaître les visages amicaux et les lieux solidaires. Dans la chaleur de relations réelles, la lutte a grandi, en envenimant en même temps les inimitiés envers ceux qui veulent contrôler ce bout de la ville et ceux qui sont à leur service. On prend un café dans le bar à côté de la barricade, on écoute les histoires denses de vie ouvrière de Barriera racontées par la dame derrière le comptoir, émigrée du Friuli Venise Giulia dans les années ’50 ; peu après, en passant devant le serrurier qui n’arrête pas de collaborer avec la police et les proprios, on lui lance une insulte et on lui fait la gueule.

On a préféré ne rien demander à la mairie, on savait qu’elle avait peu à offrir et qu’elle aurait utilisé ce peu pour nous diviser. Certain.e.s ont essayé tout de même, ils n’ont rien obtenu, à part le conseil de créer une asso d’expulsé.e.s.

Pour satisfaire directement le besoin d’un toit qui n’était plus là, on a occupé des maisons vides qui sont aussi devenues des lieux d’habitation et de rencontre, carrefour d’histoires, vedettes sur le quartier. Et bien oui, en s’organisant pour faire face à n’importe quelle éventualité, en élargissant et en approfondissant les rencontres, on déployait une force.

On n’était plus tout le temps en échec, on réussissait à respirer plus aisément en vivant comme il nous fallait, en commençant à parler de désirs. Dans un monde à l’envers où les proprios ne reçoivent pas de loyer, où la police ne fait pas peur, où l’Etat est de trop.

Le 3 juin, la police fait irruption dans de nombreuses maisons, perquisitionne et procède à des arrestations. 111 personnes sous enquête, tou.te.s luttent contre les expulsions locatives à Turin. 12 sont en prison, 5 assigné.e.s à domicile, 4 avec obligation de résidence, 4 avec l’interdiction du territoire dans la commune de Turin et 4 avec l’obligation de signer tous les jours.

Avec le nouveau « Plan logement » qui a été approuvé, il n’y a plus d’issue pour qui n’a pas d’argent pour le loyer. Avec l’augmentation continue des différences sociales, l’aiguisement du conflit entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, entre ceux qui volent et ceux qui répriment, la meilleure solution qui a été conseillée et mise en place par ceux qui veulent que tout reste tranquille et en ordre est celle de dégager les possibles catalyseurs de rage latente, ceux qui ont l’expérience de la lutte, un conseil sur la langue et dans les mains des pratiques qui n’ont besoin d’aucun soutien de politiciens.

Disperser les arrêté.e.s dans des prisons qui sont loin de la ville où ils et elles vivaient et luttaient, seul.e.s dans des établissements éparpillés dans la région du Piémont, fait en sorte que les narrations et les outils s’atomisent ; en en enfermant d’autres dans des maisons et en les éloignant de la ville, ils essaient de casser la force et la possibilité de communication qui jusqu’à hier existait dans les rues du quartier.

Les personnes dehors qui continuent à lutter n’auront pas le temps d’organiser des parloirs sauvages devant les différentes prisons, mais réussiront-elles à être contagieuses avec leur courage et leur entêtement à continuer à lutter contre proprios et police ?

Je souris et je pense que oui. Je pense à une nouvelle occupation.

Marianna.

(Marianna était en prison à Vercelli et se trouve désormais en assignation à résidence)

*

Lettre de Francesco
Sur les arrestations, depuis l’intérieur – Cuneo, 10/06/2014

Les épisodes incriminés sont 27, à partir desquels les autorités ont émis 17 mandats d’arrêt le 3 juin dernier, 12 en prison et 5 assignés à résidence, 4 obligations de séjour et 4 interdictions de Turin et 4 obligations de signer. C’est la lutte contre les expulsions locatives qui est visée par l’enquête, une lutte qui s’était développée dans les rues de Porta Palazzo, Aurora et Barriera di Milano à Turin.

Le récit qui se dessine dans les pages de notes des écrivassiers de la Justice n’est certainement pas très captivant et ne réussit pas à décrire les contours de cette lutte, pas même de loin. Ça serait d’ailleurs bête d’attendre quelque chose de différent de la part de ces gratte-papiers.

Mais si l’on épluche les 200 pages de l’ordonnance avec les mesures restrictives, on découvre que même un homme du tribunal peut écrire quelque chose digne d’intérêt.

Le GIP (juge d’enquête préliminaire) écrit en effet : « L’effet de telles actions, répétées et concertées, a notamment été celui d’ôter l’autorité et la force d’exécution des décisions judiciaires […], et de rendre vaines les conditions essentielles au maintien de l’État constitutionnel et de droit ». Des mots qui, traduits en langage humain, soulignent comment cette lutte a empêché aux huissiers et forces de l’ordre de jeter à la rue des dizaines et dizaines d’hommes, de femmes et de familles entières. Ce qu’avaient décidé quelques juges de Turin. Et ainsi, toutes proportions gardées, elle a remis en question certaines des valeurs qui fondent cette société telles que la propriété privée et le monopole de la force entre les mains de l’État. On a en somme pu respirer dans les rues de ce quartier de Turin un air un peu différent de l’habituelle et asphyxiante normalité. Une normalité rythmée par des centaines et des centaines d’expulsions locatives par an, ce qui confère à Turin le titre honteux de « capitale italienne des expulsions locatives ». Une normalité caractérisée par l’arrogance des huissiers qui, forts du soutien des Carabinieri et de la Police, exécutent sans hésitation leur travail infâme et servile. Une normalité dans laquelle celui qui ne peut pas ou ne veut pas payer un loyer devrait accepter tête baissée son propre sort, s’en remettre aux assistants sociaux et puis attendre, patiemment, les résultats de la loterie à travers laquelle les logements sociaux sont assignés, avec l’espoir que son numéro soit enfin pioché. Et en attendant, il faudrait se débrouiller comme on peut, dormir en voiture ou sur le canapé d’une connaissance, accepter peut-être de se séparer, pour les familles, dans l’attente d’une meilleure période.

Cette lutte a pour sa part un peu bousculé ces rôles et, piquet après piquet, assemblée après assemblée, toujours plus d’hommes et de femmes ont découvert qu’il n’y a pas à avoir honte de parler publiquement de sa propre condition, et que, en le faisant, on n’est plus tout seul, et que résister est possible.

Au cours de la lutte grandit la détermination, le courage, le sentiment qu’on peut oser. La barre de ce à quoi on peut prétendre monte toujours plus haut, et pendant plusieurs mois, sur les piquets, on ne se soucie plus du risque que l’expulsion ait lieu, mais plutôt de savoir combien de délai on arrivera à arracher à l’huissier. Des délais de quelques semaines, qui auraient été accueillies avec enthousiasme quelques temps plus tôt, ne suffisent désormais plus. On prétend pouvoir rester chez soi encore deux, trois, quatre mois, pour pouvoir organiser sa vie avec plus de sérénité.

Et la force accumulée pendant cette lutte permet de prendre cette sérénité. Mais elle permet aussi de faire face à la première contre-offensive de l’autorité municipale : concentrer différentes expulsions le même jour (le troisième mardi du mois) pour diviser celles et ceux qui résistent et reprendre ainsi le dessus. Celles et ceux qui luttent, au lieu de ça, parviennent à s’organiser et à se défendre chaque troisième mardi, en se barricadant derrière les conteneurs d’ordures placés devant les portes et en bloquant des rues entières pour garder les forces de l’ordre le plus éloigné possible. Et ces barricades ne sont pas seulement un efficace outil de résistance, mais deviennent aussi un symbole de cette lutte, qui expliquent ce qu’il se passe plus clairement que mille tracts. Et si, comme le souligne le GIP, les huissiers ne tournent plus très volontiers dans les rues de Barriera di Milano pour expulser une partie de ses habitants, et bien cela ne peut que remplir de joie le cœur de beaucoup. Une fois n’est pas coutume, la peur a changé de camp.

Cette enquête est seulement la dernière initiative entreprise au niveau judiciaire à l’encontre de cette lutte. Le printemps dernier, les hommes de tribunal ont été à l’origine d’un article qui, après avoir été testé contre nous, sera utilisé toujours plus systématiquement à d’autres endroits aussi : le 610, l’incident d’exécution. Avec cet article 610, les huissiers confrontés à un piquet peuvent remettre la procédure d’expulsion entre les mains d’un juge qui fixera une autre date, qui ne sera celle-ci pas communiquée à la personne concernée. De cette manière, l’expulsion locative devient expulsion par surprise [en Italie, la date des expulsions locatives -sfratti- est communiquée aux personnes menacées par cette expulsion, ce qui n’est pas le cas des expulsions « sans droit ni titre » -sgombero-, NdT], les forces de l’ordre peuvent agir sans avoir pratiquement aucune restriction, et les personnes concernées vivent dans l’angoisse quotidienne de ne pas savoir jusqu’à quand il sera encore possible d’avoir un toit au-dessus de la tête.

Inutile de souligner que ce changement a créé plus d’un problème pour la lutte. La résistance aux expulsions a cependant continué à rechercher de nouvelles stratégies au cours des assemblées afin de pouvoir mettre des bâtons dans les roues aux seigneurs de la ville. Et elle continuera sans aucun doute après ces arrestations, comme le démontre le rassemblement au siège des huissiers du 4 juin, l’occupation du 12 et la manifestation du 14. Parce que les luttes ne peuvent pas être arrêtées.

Nous ne pourrions pas nous quitter sans une dernière pensée pour les dirigeants du PD [Partito Democratico] qui se sont félicités à la seconde de cette opération judiciaire. Encore une fois, leur hostilité ne peut que nous enjouer, et du reste, nous pensons être en bonne compagnie. Parce que le PD, comme le prouvent le grand nombre d’initiatives, de jour comme de nuit, dans la rue et devant leurs locaux, ne répugne certainement pas uniquement celles et ceux qui luttent contre les expulsions.

Francesco.

(Francesco était en prison à Cuneo, et est désormais assigné à résidence.)

*

Lettre de Nicolò
Au bassin
Depuis la section D de la prison des Vallette, un communiqué de Nico, arrêté lui aussi au cours de l’enquête du 3 juin.

19/06/2014 – Mardi, Nico n’est pas rentré de la promenade. Les matons ont donc du le ramener en cellule comme un poids mort. L’inspecteur l’a menacé de lui faire « un rapport », Nicolò a donc entamé une grève de la faim mercredi.

Dimanche, 15 juin 2014, prison des Vallette, Turin

Je m’appelle Nicolò Angelino. J’ai été arrêté mardi 3 juin à Turin durant une opération de police visant à briser la plus belle aventure de ma vie.

Une illusion vaine de la part des procureurs.

Depuis ce jour-là, je suis enfermé dans une cellule individuelle du bloc D. Nettoyée, repeinte et parfumée. A en vomir.

La porte blindée est ouverte, mais la grille est fermée 23 heures par jour. Elle s’ouvre et se referme seulement quand je sors pour faire mon heure de promenade.

Parler avec les autres détenus à travers les barreaux est captivant, et malgré le fait qu’ils soient sympas, la gêne est ressentie des deux côtés.

Je n’ai pas de complice et je n’ai pas non plus l’espoir d’en trouver. Quelques personnes sont en isolement, sous thérapie 24h/24h, les autres, ceux que je vois, sont des travailleurs. Ils jouissent du plus grand des privilèges que l’Administration Pénitentiaire puisse offrir et ils ne se mettront certainement pas en jeu pour moi.

Les accusations pour lesquelles je suis soumis à des mesures restrictives particulières sont tellement légères que ça parle de soi : je suis détenu et soumis au régime d’isolement spécial pour mes idées, pour m’isoler, me rendre inoffensif et pour m’empêcher de lutter.

Demain, lundi 16 juin, je ne rentrerai pas volontairement de la promenade, pour exiger que ma cellule soit ouverte durant la journée ou que je sois transféré dans une autre section ordinaire. La même chose se passera les deux jours suivants. Si, au cours de cette protestation, je suis puni par de l’isolement ou par l’interdiction de promenade, ou encore si je n’obtient pas le résultat espéré, je commencerai une grève de la faim ce mercredi 18 juin. Non pas parce que mes conditions d’incarcération sont inhumaines, en désaccord avec quelque convention des droits de l’homme ou parce que la façon de laquelle ils me traitent est un abus de pouvoir de l’administration pénitentiaire, mais simplement parce que, à moi, ça ne ma va pas du tout.

Je n’ai plus envie de demander à un maton si je peux avoir un fruit. Je veux pouvoir le prendre tout seul, quand ça me va, comme le font les autres. Je veux pouvoir parler aux autres détenus sans avoir des barres au milieu.

Je sais que la grève de la faim ne me porte pas sur un terrain de lutte exaltant. Cependant, en isolement, avec l’absence de complice et la toute-puissance des gardiens, c’est le seul outil qui puisse faire basculer le rapport de force avec mes porte-clés.

Je lutterai la tête haute et rassuré de votre chaleur, avec la même rage et la même sérénité qui, en d’autres temps et d’autres lieux, a été lancée contre des océans déchaînés bien plus grands que le bassin dans lequel je me trouve.

De toute façon ce peu d’eau finira dans la même mer et peu importe si j’obtiens, ou pas, ce que je veux.

Ce n’est qu’en luttant que je veux vivre.

Un caloroso abbraccio a tutti prigionieri. Tutti liberi.
Feu aux prisons.

(Nicolò était en prison à Turin et se trouve désormais en assignation à résidence.)

Les trois lettres ont été traduites de l’italien depuis Macerie.

*

Pour écrire aux gens qui sont encore en prison [mise à jour : 4/07/2014] :

Andrea VentrellaMichele Garau
C.C. Strada Quarto Inferiore, 266 – 14030, località Quarto d’Asti (Asti), Italie

Paolo MilanToshiyuki Hosokawa
C.C. Località Les Iles, 14 – 11020 Brissogne (Aosta), Italie

Fabio Milan
C.C. Via del Rollone, 19 – 13100 Vercelli, Italie

Niccolò Blasi
C.C. San Michele strada Casale, 50/A – 15121 Alessandria, Italie

Chiara ZenobiAlberto Claudio
C.C. Via Maria Adelaide Aglietta, 35 – 10151, Torino, Italie

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