Athènes : “Je te cherchais dans la nuit, et je brûlais.”

Pensées sur les récents événements d’Athènes d’un blog personnel.

La nuit dernière, le 12 février, en face d’une banque qui était en train de brûler dans une flamme bleue inquiétante, se tenait un vieil homme avec un drapeau national sur son épaule, alors qu’un de ses parents prenait des photos de lui. Peut-être va-t-il mettre la photo au-dessus de sa télé, dans un cadre bon marché, avec une légende écrite à la main : “Il est temps de voir les banques brûler”. Sans le savoir, cet homme signe la mort d’un pays virtuel. Il ne vivra pas pour voir des grandeurs nationales à raconter à ces petit-enfants, alors il gardera ce mémento pour que ces descendants le voient et disent : “Ah grand-père était un brave gars”. Le spectacle nous a appris à apprécier de telles forfanteries.

Nous sommes habitués à réfléchir sur des événements selon nos principes politiques et moraux. A séparer le bon grain de l’ivraie : cette personne est bonne, celle-là est un mouchard; ceci est correct, ceci est mauvais. La rue nous apprend que les choses ne sont pas ainsi, que les événements et les gens sont pleins de contradictions, et que les situations peuvent être jugées de cette façon ou autrement.

Nous sommes habitués à envisager le dialogue, la prise de décision collective, le mouvement et la société sans classe comme un monde moral, beau et angéliquement conçu. Même ceux qui ne sont pas politisés ont en tête un monde utopique, une façon d’être idéale où toutes les intensités sont normalisées, toutes les contradictions sont résolues, où tout le monde est heureux.

Pourtant, en réalité, la violence est un élément fondamental de la politique, de la vie de tous les jours. La violence est aussi un composant clé de la prise de décision collective. Les gens préfèrent la télé et le spectacle car ils y trouvent la satisfaction de ce désir, que tout soit juste, que tout fasse sens, que tout soit pesé. D’être sûr de garder la violence dans la maison, où tout est à sa place, joliment arrangé par le patriarcat – chacun à sa place prêt pour le drame. D’être sûr que nous exorcisons la violence ailleurs, où ce n’est pas visible, dans les ghettos d’immigrés, aux frontières, dans les bidonvilles du tiers-monde. Nous protestons et nous nous lamentons sur notre destin quand cette même violence envahit nos vies, à l’improviste, autoritairement. Nous ne nous protestons pas parce que nous souffrons de la violence, mais seulement parce que les choses ne sont plus en place, le bon ne gagne plus à la fin, la cavalerie ne vient pas à la rescousse. Les choses deviennent confuses dans la rue; tu dois agir pour changer quelque chose, tu dois joindre ta voix avec d’autres, trouver le moyen de commencer ou stopper un événement. La démocratie est une chose sale, il faut que tu te salisses les mains; ce n’est pas une histoire de petits costumes et d’espressos et de pets sur les bancs du Parlement.

Ah, quelle honte que ce bâtiment historique d’Athènes ait brûlé. Demande à ceux qui le regrettent, savent-ils où est Attikon ? Quand sont-ils allés au cinéma pour la dernière fois ? Ont-ils vraiment huit ou neuf euros à casquer pour regarder la dernière production de merde dans le “plus beau cinéma d’Europe” ? Je n’ai pas de regrets pour les bâtiments; je regrette que les gens aient des vies gâchées et les dents serrées. Admettons-le, Attikon n’a rien de plus à nous apprendre que la mort; laissons-le mourir aussi, avec tout les musées de mort.

Mais regardez maintenant combien de monuments historiques nous avons acquis: la surface pavée de la rue Stadiou, à la hauteur de place Korai, les abords piétons presque rasés de la rue Panepistimiou, ce sont les nouveaux monuments. Qui peut marcher dans ces rues et ne pas avoir la chair de poule, après des heures de bataille où des milliers de personnes ont résisté au corps-à-corps aux larbins d’un gang fasciste de mercenaires [ndt. les flics antiémeutes], qui fondamentalement décharge des produits chimiques sur chacun qui se met sur son chemin et qui s’enfuit en panique quand il en est à court ? Quand était-ce, la dernière fois où vous avez eu la chair de poule à Attikon ? Était-ce quand un grossier personnage a laissé la porte ouverte et un courant d’air est entré dans le cinéma ?

Je suis sûr que même ceux qui étaient mal à l’aise face aux destructions et aux émeutes, qui étaient gênés, qui haletaient pour respirer, qui se sont retrouvés face à face avec leurs faiblesses, leurs contradictions, leurs inhibitions et complexes, tous redescendront dans la rue, un peu changés la prochaine fois. Mais ils y redescendront. Parce qu’ils ont une fois encore pris goût à l’aventure, à l’idée que tout est en jeu, à ce sentiment d’excitation profonde qui t’électrifie lorsque quelqu’un saisit ta main et te tire hors d’un péril pour te sauver, le frisson qui te pénètre jusqu’aux os quand tu joins ta voix avec des milliers d’autres voix humaines.

Allant vers le centre-ville désert, je suis passé par une place où beaucoup de sans-abri dorment (là, près du “joyaux d’Athènes”). L’un d’eux était réveillé et examinait avec perplexité un pantalon de sport branché, avec l’étiquette de prix du magasin toujours dessus: c’étaient des jeunes ayant pillé des magasins dans la rue Ermou qui lui ont laissé le pantalon. L’homme se demandait si et comment il pourrait le porter. La valeur d’usage, voilà comment ça s’appelle.

Vous vous asseyez et comptez les zéros des dommages causés aux multinationales, pour calculer votre pauvreté. Pourtant vous devriez compter autre chose: combien de couples ont fait l’amour la nuit dernière, après un long moment, puant le gaz lacrymogène ? Combien d’amitiés se sont re-soudées ? Combien de personnes qui n’ont pas parlé depuis des années se sont retrouvées ? Combien de regards désirant ont été échangés à travers les lunettes de ski et au-dessus des masques à gaz ? Combien de personnes ont laissé tomber une larme, pas sous l’effet des gaz mais à cause d’une douleur secrète qui n’a réussi à sortir que hier soir ? Cette richesse dépérissante près de nous si longtemps; l’avez-vous ressenti cette richesse sauvage hier soir ? Et avez-vous senti qu’un jour elle sera à nous de nouveau ?

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *